Projet de constitution d’un lexique des termes
désignant le corps dans la médecine française (XVIe– XVIIIe siècle)

Le projet s’inscrit dans la continuité du programme « Formes du savoir, 1400-1750 » (2010-2015) dirigé pendant cinq ans par V. Giacomotto-Charra à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine et qui avait déjà associé plusieurs spécialistes de l’histoire de la médecine. Les colloques et journées d’étude de ce programme ont clairement mis en valeur la nécessité de relier l’étude d’états de la science à un moment donné à la forme même dans laquelle ces états sont exprimés et diffusés. On peut observer de manière générale l’évolution du support (manuscrit ou imprimé), de la langue (passage du latin au vernaculaire) dans la diffusion des sciences au XVIe siècle. Mais comment se fait le choix d’un terme dans la langue vulgaire, sur la base de quel niveau de langue ou registre, avec quelles variantes (y compris d’origines dialectales) ? Comment se construit un lexique de spécialité, qui hérite de formes existantes et en crée de nouvelles ? Comment se diffusent les mots d’un texte à l’autre et comment se mêlent-ils éventuellement pour produire un lexique unique ? Que signifient la persistance de variantes ? Comment s’organise la circulation des savoirs à l’intérieur même d’une discipline, d’un savant à l’autre, comment un terme s’impose ou se perd, influence voire modifie l’organisation de ces savoirs… autant de questions restées en suspens jusqu’à présent, mais auxquelles le projet actuel tenterait de répondre. Il s’agit ici d’étudier précisément l’hybridité à l’œuvre lors de la constitution d’une langue nationale de spécialité.

Nous avons choisi d’aborder la question en centrant les recherches sur la nomenclature anatomique dans ses variations et ses transformations à partir du lexique latin utilisé à la Renaissance, avec une attention particulière portée au lexique du corps féminin, encore très peu étudié.

Pourquoi commencer l’étude du vocabulaire anatomique par celui de la femme ? Ce n’est pas une question de mode, mais un choix dicté par la présentation même du sujet dans les traités d’anatomie du début des temps modernes. Deux types de description anatomique se présentent, soit selon de l’ordre de la dissection (par ventres) soit par éléments constitutifs du corps (os, muscles), la présentation a capite ad calcem, héritée de Pline n’étant plus guère (ou plus du tout ?) en usage.
Quelle que soit la présentation, les descriptions anatomiques concernent l’homme (homo) au sens général d’être humain, en principe asexué, bien que les figures et représentations iconographiques soient plus souvent masculines que féminines. La part relative au genre est donc laissée à la description des organes spécifiques à l’homme et à la femme. Ce qui ne veut pas dire nécessairement reconnaissance d’une différenciation, les organes génitaux féminins étant souvent décrits sur le modèle inversé des organes masculins.
Par ailleurs, si les déplacements intempestifs de l’utérus dans le corps féminin sont devenus symboliques au XVIe siècle, il reste que le lexique des pathologies et douleurs de cet organe est encore celui qu’utilisaient Pline l’Ancien et les auteurs médiévaux. L’apport de la terminologie arabe doit être précisé. De plus, l’utérus entretient d’étranges relations avec d’autres organes féminins, les seins, voire l’oreille, dans l’opinion. La naissance de Gargantua (par l’oreille de Gargamelle…) est-elle une pure fiction ou appuyée sur des croyances populaires, sur des observations pseudo-médicales ? Quel impact sur le public cultivé avaient les gravures de femmes enceintes jusqu’aux yeux (au sens propre) d’où s’échappe une foule de petits lapins ? Les recommandations faites par les médecins aux femmes enceintes sont de l’ordre de l’hygiène, des régimes, mais touchent également l’anatomie. Ne croyait-on pas (et encore aujourd’hui) que les os du bassin s’écartent au moment de l’accouchement ? D’où l’attention portée aux rares dissections de femmes enceintes. Enfin, des pratiques de mutilation d’organes féminins (cette fois externes) sont attestées dans des traités médicaux (Vésale).
Dès lors, l’étude de l’anatomie féminine, loin d’être restrictive, va nous servir de pierre de touche pour évaluer des théories physiologiques, elle participe à une histoire sociale du corps féminin.

Le corpus de textes, dont on trouvera quelques exemples ci-dessous est présentement circonscrit entre deux limites temporelles : 1543 et 1629, de l’origine latine de la nomenclature anatomique avec André Vésale à son emploi quasi banalisé dans la traduction par P. Constant des ouvrages anatomiques de Jean Riolan, et est limité aux seuls ouvrages d’anatomie. Le projet montrera la pertinence ou pas d’élargir le recueil de textes aux traductions faites à partir du grec ou aux actualisations des traités de chirurgie médiévaux.

L’équipe devra également décider de la forme à donner au résultat de la collation pour qu’elle soit le plus utile possible et évolutive. Un dictionnaire alphabétique : latin – français, selon le procédé qui sera développé à partir des grands dictionnaires scientifiques des XVIIe et XVIIIe siècles ne paraît pas satisfaisant pour la discipline qui nous concerne, encore trop ancrée dans des définitions par images et langage métaphorique, par gloses et remarques étymologiques, selon l’ordre de la dissection ou selon un procédé de reconstruction du corps. Ce classement par région (membre supérieur) ou par constituant (os, muscles) permettra une plus grande souplesse dans le maniement des énoncés descriptifs, sur le modèle par exemple de l’ouvrage de Larry W. Swanson, Neuroanatomical terminology. A lexicon of Classical origine and Historical Foudations, Oxford, 2015.

Une base de données à interrogation multiple paraît en conséquence le plus adaptée pour la collation, le traitement et la diffusion des informations collectées. Elle comportera une liste de termes anatomiques latins et d’éventuels synonymes, leur(s) équivalents français utilisés par les médecins de la Renaissance. Les articles seront nourris de commentaires et donneront accès à des citations présentant les mots dans leur contexte.

Corpus recensé à ce jour (1543-1629) – ouvrages numérisés sur le site de la BIU Santé :
– Vésale, André, De humani corporis fabrica, Basileae, Oporinus, 1543 (transcrit et indexé).
…, Epitome de suorum librorum de humani corporis fabrica, Basileae, Oporinus, 1543.

– Cabrol Bertelemy, Alphabet anatomic auquel est contenue l’explication exacte des parties du corps humain réduites en table selon l’ordre de dissection ordinaire, Tournon, Claude Michel et Guillaume Linocier, 1594.
– Canappe, Jean , Tables anatomiques du corps humain universel : soit de l’Homme, ou de la Femme. Premièrement composées en Latin, par maistre Loys Vassee : Et depuis traduites par Jean Canappe, Lyon, Jean de Tournes, 1547.
– Dulaurens André, L’Histoire anatomique en laquelle toutes les parties du corps hulain sont amplement declarees enrichie de controverses et observations nouvelles, Paris, Jean Bertault, 1610.
– Estienne, Charles, La dissection des parties du corps humain divisee en trois livres, Paris, Simon de Colines, 1546.
– Grévin, Jacques, Les portraits anatomiques de toutes les parties du corps humain, Paris, André Wechel, 1569.
– Guillemeau, Jacques, Histoire de tous les muscles du corps, Paris, Nicolas Buon, 1612.
– Hémard, Urbain, Recherche de la vraye anathomie des dents, Lyon, Benoist Rigaud, 1582.
– Paré, Amboise, Briefve collection de l’administration anatomique, Paris, G. Cavellat, 1549.
…, Anatomie universelle du corps humain, Paris, Jehan Le Royer, 1561.
– Riolan, Jean, Œuvres anatomiques, Paris, Denys Moreau, 1628-1629.