Le Centre Montaigne publie dans cette rubrique les traductions faites par
ANNE BOUSCHARAIN
dans le cadre de l’Atelier néo-latin.
De partu prodigioso qui visus est in agro Gradiniano juxta Burdigalam.
Anno M.D.XCV. mense augusto.
Stephani Manialdi Medici burdigalensis in eandem historiam observatio
(Bordeaux, Simon Millanges, 1616).
Consultez l’original latin numérisé par la Bibliothèque Mériadeck de Bordeaux sur le site Séléné ici.
Une version annotée de cette traduction, accompagnée d’une introduction, est en préparation.
Étienne Maniald était un médecin et notable bordelais contemporain de Montaigne, originaire de Clairac en Lot-et-Garonne, Etienne Maniald est connu par ses travaux de traduction de textes scientifiques. En 1576, il fait publier à Bordeaux, chez Millanges, une traduction française du traité latin de Guillaume Rondelet sur la vérole (De morbo italico, paru dans Methodus curandorum omnium morborum corporis humani, à Lyon, en 1575). Il collabore également à l’édition lyonnaise des Eléments d’Euclide parue chez de Tournes en 1578. Enfin, en 1619, paraît à Paris son imposante édition de la Chirurgie d’Hippocrate. Il est par ailleurs l’auteur d’un bref livret médical qui propose la description et l’étude d’une naissance singulière (De partu prodigioso qui visus est in agro Gradiniano iuxta Burdigalam : anno 1595 mense Augusto), livret paru, semble-t-il, dès 1596 chez Millanges et réédité en 1616. Outre ces ouvrages scientifiques et médicaux, Maniald a laissé diverses pièces poétiques de circonstances et poèmes liminaires, tant en latin qu’en grec, notamment en 1564 pour l’édition du l’Aulularia de Plaute par Pierre Daniel (Querolus, Paris, Robert Estienne) ; en 1574, pour l’édition du Pimandre de François de Foix-Candale (In Mercurii Pimemdram, Bordeaux, Millanges) ; ou encore en 1592, lorsqu’il offre sa contribution au tombeau collectif de Blaise de Montluc (paru à la fin du second tome des Commentaires de messire Blaise de Montluc, mareschal de France, s.l., s.n.).
Traduction originale établie par Anne Bouscharain
L’Enfantement prodigieux, observé sur les terres de Gradignan, près de Bordeaux, au mois d’août de l’année 1595.
Observation d’Étienne Maniald sur ce récit de cas.
[1] Guiraude Delafond était l’épouse de Grimond Thiac, un fermier installé sur les terres de la paroisse de Gradignan, non loin de la ville de Bordeaux. À l’âge de trente ans, après avoir déjà mis au monde huit enfants, dont les deux derniers nés étaient jumeaux, elle débuta en mars 1591 une nouvelle grossesse. Alors qu’elle en était arrivée sans difficulté à son neuvième mois et au terme prévu pour accoucher et mettre l’enfant au monde, elle éprouve une douleur persistante au niveau du bas du dos et de l’aine. Les contractions sont douloureuses ; ses organes génitaux sont humides. On fait venir la sage-femme. Pour l’accoucher, elle installe la femme enceinte, l’encourage dans le travail : un liquide épais, clair et abondant s’écoule. Les efforts de la parturiente, demeurent, jusqu’au bout, vains et inefficaces.
[2] A partir de ce moment, le fœtus resta dans l’utérus, sans mouvement, comme c’est le cas lorsqu’il est mort à l’intérieur. Pourtant il ne survint aucun des symptômes qui accompagnent la mort d’un fœtus, ou plutôt il ne s’en manifesta que peu, sans grande gravité, d’ailleurs : la pesanteur du ventre et l’haleine fétide. La délivrance n’eut pas lieu.
[3] Cette femme ne ressentit plus, par la suite, le mouvement du fœtus ni aucune contraction, et elle n’éprouva pas non plus de douleurs plus fortes. Elle se découvre néanmoins un singulier gonflement au niveau de l’abdomen, mais du côté droit seulement. Elle reçoit alors d’un médecin le conseil d’utiliser un purgatif : elle se purge donc deux matins de suite. Mais la purgation ne fait ni disparaître ni diminuer le gonflement. Quelques jours après, de malade qu’elle était, elle recouvre la santé et s’en retourne travailler aux champs.
[4] De sa matrice saine, les menstrues s’écoulèrent à dates fixes et régulières pendant deux ans, jusqu’à ce qu’au mois de mai 1594, elle conçoive à nouveau. Son ventre grossit, les signes d’une vraie grossesse se manifestent. Au moment voulu, elle observe le mouvement du fœtus qu’elle a conçu. Pendant le huitième mois néanmoins, elle sent le fœtus s’agiter de façon irrégulière, violente, et ressent une douleur au niveau des lombaires et du bas-ventre. Se rappelant sa précédente dystocie, elle fait venir deux sages-femmes et les supplie d’employer tous leurs soins pour éviter, au fœtus comme à elle-même, un malheur. Les sages-femmes, appliquant les mains sur son ventre, ne sentent aucun mouvement ; les contractions sont absentes et le bas-ventre froid au toucher. Elles supposent aussitôt que le fœtus est mort, ou qu’il s’agit d’une grossesse nerveuse. La jeune femme, épuisée et accablée par l’épreuve et la douleur, ne s’avoue pas encore brisée ni vaincue ; mais les sages-femmes la quittent, l’abandonnant à la nature.
[5] De l’utérus s’écoula, pendant presque trois mois, une sanie malodorante. Un gonflement apparaît, induré et d’une taille importante, sur le côté gauche de l’abdomen. Par ailleurs, le gonflement sur le côté droit de l’abdomen reste encore bien visible et fort douloureux. Avec le temps, ce double poids, trop lourd à porter, ainsi que les vapeurs malignes provoquées par les deux fœtus morts épuisent le sang et la vigueur de la femme. Incapable de vaquer à ses travaux et de rester debout, elle est contrainte de s’aliter. Peu à peu cependant, par miracle, la moribonde échappe à la bouche de l’Orcus.
[6] La nature en général, parce qu’elle aspire à sa propre conservation, tend à séparer la partie corrompue de la saine, la partie morte de celle qui vit. Et, de fait, en juin 1595, le jour même du solstice, un abcès se forme près du nombril, du côté droit de l’abdomen. Une voisine avait placé sur cet abcès un emplâtre propre à évacuer le pus. L’abcès ne perça toutefois que le deux août : il en sortit un pus fétide, en très grande quantité. Outre le pus, apparaît un os, de couleur assez pâle.
[7] La voisine s’en étonne ; elle sait qu’il n’y a pas d’os dans l’abdomen. Aussi elle fait venir un chirurgien de village, qui, avec une sonde, explore l’abcès déjà percé et trouve des os. Étonné à son tour de cette découverte, il estime bon d’appeler en consultation Jacques Denoyer, chirurgien bordelais expert de l’extraction fœtale. Denoyer, voyant que l’ouverture de l’abcès était trop étroite, l’incisa jusqu’à ce qu’elle eût une taille suffisante. Puis, à l’aide d’instruments métalliques destinés à cet usage, il fit sortir, par petits morceaux, les os d’un enfant mort et corrompu depuis presque quatre ans déjà. Alors qu’il tentait la même opération pour l’autre enfant qui, mort depuis neuf mois environ, se trouvait dans la partie gauche de l’abdomen, il se rendit compte que la pauvre femme était pâle et affaiblie, et reporta donc son opération à une autre occasion.
[8] Il tient alors à m’informer de cette merveille aussi rare qu’inouïe. Je jugeai opportun d’aller sans délai observer ce cas étonnant. C’est pourquoi nous nous mîmes en route sur le champ pour aller auprès de cette femme, le 16 août. Nous voulions d’abord lui porter secours en des circonstances particulièrement graves et périlleuses, et ensuite confirmer, par l’examen proprement dit, cet incroyable enfantement.
[9] Je choisis, de propos délibéré, de faire appel à deux autres chirurgiens bordelais, Jean Danet et Léonard de Villechabrolle, afin qu’il y eût davantage de témoins de ce cas. Une fois parvenus auprès de la jeune femme, nous lui demandâmes d’abord comment elle allait. Nous voulûmes savoir ensuite la nature de ses affections passées, leurs causes et signes, en interrogeant la malade elle-même, son époux, les sages-femmes et tous ceux qui l’avaient assistée. Après avoir mené cette enquête à la faveur d’un assez long interrogatoire, nous l’exhortons à garder confiance et courage, et nous lui faisons, en toute bonne foi, la promesse de lui porter assistance avec toutes les ressources de notre art.
[10] Nous auscultons enfin la région affectée : son ventre. Nous observons l’ouverture de l’abcès sur le côté droit de l’abdomen, près du nombril. C’est de là que les os du premier enfant mort ainsi qu’une grande quantité de pus étaient sortis. Nous trouvâmes par ailleurs, du côté gauche de l’abdomen, un gonflement important et dur au toucher. Nous affirmâmes que se trouvait à cet endroit, sous la peau, le crâne du second enfant mort. Voyant qu’il nous était impossible de le faire sortir par l’ouverture de l’abcès – les chairs la refermaient déjà –, nous nous demandâmes s’il fallait d’abord élargir l’orifice, ou plutôt inciser l’épigastre gauche. Nous reportâmes néanmoins toute l’opération à un autre jour.
[11] Le 20 de ce même mois d’août, nous visitâmes derechef la malade, en compagnie des mêmes chirurgiens. Se joignirent par ailleurs à nous maître Briet, médecin d’une grande habileté, les chirurgiens Jean Eymeri et Jean Duvernac et le pharmacien Sébastien Cavaillan. Ils voulurent voir de leurs propres yeux ce cas admirable et se présentèrent à cette femme comme de sages garants pour lui faire recouvrer la santé. Après en avoir délibéré ensemble, nous décidâmes, parce que l’ouverture de l’abcès nous paraissait trop étroite, d’inciser l’épigastre sur une autre partie de l’abdomen, loin de l’abcès, à l’endroit où le gonflement, qui trahissait le crâne de l’enfant mort, était le plus marqué.
[12] La femme refusait qu’on l’incisât. Néanmoins, après l’avoir persuadée de cette nécessité, nous lui présentâmes un cordial destiné à éviter que ses forces ne l’abandonnassent. Aussitôt nous incisâmes l’abdomen et, par l’orifice de l’incision, nous fîmes sortir, morceau par morceau, les os de l’enfant mort. Tout de suite après, nous refermâmes les lèvres de la plaie de cinq points de suture, en espérant que le pus restant pourrait facilement s’écouler par l’ouverture de l’abcès. Nous avons cependant la crainte que le pus ne puisse désormais plus sortir par cette ouverture déjà indurée.
[13] Nous appliquâmes de quoi cicatriser la plaie de l’incision et, par la suite, la femme guérit en peu de temps. Une fois débarrassée du pesant fardeau de ce double cadavre, elle retrouva sa vigueur première et en jouit encore aujourd’hui totalement, et même au-delà de ce que tous pouvaient espérer, en vertu d’un admirable bienfait de Dieu. Gloire à Dieu à jamais ! Amen !
Observation d’Étienne Maniald, médecin bordelais, sur ce récit de cas.
[1] Divin et admirable est l’ouvrage du souverain créateur, tout comme son projet. Il a œuvré à la conservation de chaque espèce. Il a imaginé pour leur propagation un moyen pour ainsi dire unique de se perpétuer, afin d’éviter à tous les êtres vivants de s’éteindre, du fait de leur condition mortelle. Assurément, c’est chez l’homme que la génération est la plus noble et qu’elle ressemble, pour ainsi dire, à quelque miracle de la nature. Et si l’on veut réfléchir davantage à l’incroyable ingéniosité du créateur, on pourra l’admirer en pensée, sans pour autant être capable de trouver les mots pour en parler, ni d’en faire l’examen selon sa dignité. Je serais maladroit et gauche en voulant ici disserter plus amplement de la conformation humaine : ce chef-d’œuvre de la nature, nulle part ailleurs plus extraordinaire qu’en l’homme, m’éloignerait seulement de mon but.
[2] J’en viens donc au récit de ce cas. Cette femme, qui jouissait d’une robuste constitution et d’une parfaite santé, réussit avant sa trentième année à concevoir huit fœtus, dont les deux derniers étaient des jumeaux, et à les mettre au monde. Son neuvième fœtus se développa jusqu’au neuvième mois, mais il mourut dans l’utérus par je ne sais quel coup fatal. Aucun effort de la mère ne parvint à l’expulser, aucun geste de la sage-femme à le faire sortir. Rien de vraiment admirable à cela : le fœtus est mort, c’est le motif principal de la difficulté à le faire sortir. Ce qui est en revanche admirable, c’est la manière dont cette femme parvint à rester en vie avec ce fœtus mort à l’intérieur d’elle, en train de se putréfier. En effet, laisser les secondines se putréfier dans l’utérus revient bien souvent à condamner l’accouchée au trépas. Ce qui, enfin, passe toute admiration, c’est que ce fœtus mort resta pendant quatre ans à l’intérieur du ventre de sa mère.
[3] La suite n’est pas tant admirable, à mes yeux, que proprement incroyable : à partir de ce moment, cette femme ne fut pas en danger de mort et ne souffrit d’aucune invalidité physique. Elle vécut au contraire en bonne santé, en travaillant aux champs. Elle eut, pendant deux ans, ses menstrues aux dates prévues. À la fin, merveille des merveilles, elle tomba encore enceinte. Elle porta le fœtus sain dans sa matrice pendant huit mois. Ce second fœtus mourut à son tour. Elle le porta huit mois de plus dans son ventre. Finalement débarrassée du fardeau de ces deux cadavres, non seulement elle survécut, mais c’est en solide et parfaite santé qu’elle vit encore aujourd’hui, en décembre 1595, à la date même où nous transcrivons ce récit.
[4] Voilà, à vrai dire, un champ de discussion immense qui s’offre à nous. Je n’ai néanmoins ni l’envie ni la possibilité de le développer plus amplement. Mais on trouvera peut-être incroyable pareil enfantement : à l’encontre d’un tel jugement, je montrerai d’abord que ce cas n’a rien de nouveau ou d’inouï. J’expliquerai ensuite les causes de ce qui s’est produit.
[5] Dans les ouvrages des médecins anciens et modernes, apparaissent des exemples similaires à ce cas. J’en exposerai quelques uns ; ils mettront en lumière la vérité de cet enfantement. Chez les Arabes, Albucasis, médecin et chirurgien des plus célèbres, décrit ainsi, au deuxième livre de sa Méthode de soins, un récit de cas presque identique : « J’ai personnellement vu une femme qui, malgré le fœtus mort qu’elle avait dans le ventre, tomba enceinte. Par la suite, le fœtus conçu en second mourut aussi. Après un temps assez long, un abcès se forme au nombril ; il enfle et grossit jusqu’à percer, puis commence à rejeter du pus. On m’appela pour la soigner. En dépit des nombreux remèdes que j’y appliquais, la plaie ne pouvait cicatriser. J’appliquai donc par-dessus des préparations très attractives : un os sortit ainsi de l’abcès, et, quelques jours après, un autre encore. Je m’étonnai alors (en effet, il n’y a pas d’os dans le ventre), mais je fis avec plus de rigueur l’examen des causes et repris toute la réflexion du début. Je compris ainsi qu’il s’agissait des os du fœtus mort. Une fois la cause du mal identifiée avec certitude, je suivis donc cette méthode de soin et parvins à extraire de nombreux ossements. La femme retrouva son ancienne santé et vécut ensuite fort longtemps. Mais, de l’ulcère, s’écoula toujours un peu de pus. »
[6] Le médecin impérial Mathias Cornax écrit qu’à Vienne, en Autriche, une aubergiste porta, pendant quatre ans, un fœtus mort dans l’abdomen. Le fœtus était passé de la cavité de l’utérus putréfiée jusque dans cet espace vide qui se trouve dans l’abdomen, entre les intestins et le péritoine. Lorsqu’un énorme gonflement apparut au niveau du ventre, on pratiqua une incision au milieu de l’épigastre afin de vider l’abcès. Par cette ouverture, on sortit un fœtus : malgré son état de corruption, on pouvait aisément reconnaître, ô merveille, qu’il était de sexe masculin. Cette femme recouvra ensuite la santé et emtama une nouvelle grossesse. Elle porta ce nouveau fœtus jusqu’au terme normal pour l’enfantement. Mais la difficulté de l’enfantement provoqua, tout ensemble, la mort de la mère et celle du fœtus, et on retira, après le décès, le fœtus de son ventre.
[7] Johannes Lange, qui fut médécin en chef des Électeurs Palatins, évoque, dans la lettre 39 de son deuxième livre, l’admirable excrétion d’un fœtus mort dans l’utérus : « L’épouse d’un certain Andréa, porta pendant plusieurs mois un fœtus vivant dans son utérus. À l’approche du terme, ses seins gonflés laissèrent d’abord perler des gouttes de lait clair, puis ils dégonflèrent. Ensuite l’enfant cessa de bouger dans l’utérus. Ces signes prouvaient que le fœtus était mort. À la fin, le fœtus se putréfia dans la matrice : les os de ses jambes et son crâne noircirent et se mirent à pourir. phénomène incroyable à rappeler, mais vrai, l’ulcération intestinale provoqua chez cette femme des diarrhées : au bout de dix ans, elle finit par expulser les os, non par l’orifice de l’utérus, mais par l’anus. Et malgré cela, elle a survécu jusqu’à aujourd’hui. »
[8] Rondelet, professeur royal de médecine à l’université de Montpellier, dans le chapitre 65 du troisième livre de sa Méthode pour soigner les maladies écrit qu’il « a vu un enfant putréfié dans l’utérus et rejeté morceau par morceau. Les os de grande taille demeurèrent longtemps dans l’utérus et, quand la mère mourut, on les y retrouva. En effet, comme elle était l’épouse d’un chirurgien de Montpellier, ce dernier, pour identifier la cause de quelque affection interne, accepta de faire pratiquer une dissection après le décès de sa femme. »
[9] A quoi bon rappeler encore cette extraordinaire grossesse pétrifiante, qui survint à Sens : un lithopédion, ou embryon calcifié, qui devint pierre, comme Niobé, et resta dans l’utérus de sa mère pendant vingt-huit ans ? Une très élégante recension en est proposée par Maurice de la Corde, médecin parisien très savant, dans son septième commentaire au premier livre d’Hippocrate sur les maladies des femmes.
[10] On pourrait encore ajouter d’autres exemples semblables, mais je ne veux pas m’attarder davantage à les recenser. Tout à ma hâte d’exposer les mystères et secrets de la nature qui se manifestèrent lors de cet enfantement, je dirai d’abord quelques mots de la nature et de son admirable force. Les philosophes antiques emploient le mot nature dans des sens variés. Certains font de la nature le principe premier de toutes choses. D’autres assurent qu’elle est la mère universelle, comme si toute naissance était spontanée. D’autres encore voient dans la nature une force dépourvue de raison, qui produit dans les corps des mouvements nécessaires. Quant à Aristote, il estime que la nature est double, à la fois matière et forme. De leur côté, les Stoïciens comprennent sous l’unique nom de nature deux réalités tout à fait différentes, Dieu et le monde, le créateur et la création. Quant à Zénon, il voit dans la nature un feu artisan qui s’étend pour tout créer. Dans le langage commun, nous appelons nature ce qui est inné à chaque chose. Selon la définition des médecins, elle correspond au tempérament, situé dans l’esprit et l’humidité originelle. Pour d’autres, elle est la substance universelle et l’équilibre où se mêlent les quatre qualités primaires, et Galien écrit que c’est là le sens premier et le sens propre du mot nature. Certains, enfin, voient dans la nature une chaleur innée qui est, à tout le moins, le premier instrument de la nature. À dire vrai, c’est donc une force merveilleuse, une puissance admirable, tant pour former, nourrir et faire croître l’homme (puisqu’elle est la cause de toutes les fonctions naturelles), que pour le conserver et le soustraire aux injures de la mort. Lors des maladies, elle provoque les crises, elle cuit les humeurs nuisibles, les sépare des bonnes, et, à la fin, les évacue. Ce sont précisément les maladies qui nous permettent d’admirer plus souvent les mouvements cachés et secrets de la nature ; et, pour le formuler avec davantage d’exactitude, ce sont elles qui nous permettent de voir le créateur de la nature provoquer de très nombreux phénomènes qui défient l’ordre naturel.
[11] Qui ne le verrait à l’œuvre dans ce prodigieux enfantement ? Comment le fœtus mort et putrescent n’a-t-il pas endommagé l’utérus ? Par où est-il sorti de l’utérus pour aller se placer dans l’abdomen, entre le péritoine et les intestins ? Quelle main est intervenue pour guérir l’utérus qui était déchiré et rongé de pourriture ? Par quels remèdes soigneusement apprêtés cet utérus a-t-il pu cicatriser et récupérer son ancienne force ? Comment enfin les menstrues ont-elles bien pu revenir pendant deux ans, permettant une nouvelle grossesse ? Plus je m’applique à l’examen de ces questions et plus s’accroît l’admiration que j’éprouve lorsque je considère ce cas.
[12] Mais cherchons-en désormais les causes dans le sanctuaire de la médecine et les ordonnances des médecins. Si les secondines (on nomme ainsi le second domicile du fœtus et l’enveloppe interne de l’enfant) demeurent trop longtemps dans l’utérus, des douleurs, des souffrances et des périls non négligeables menacent. Car, en pourissant dans l’utérus, elles font un tort considérable à l’estomac, au cœur et au cerveau, et transmettent à ces organes leurs vapeurs corrompues. Le ventre se met aussi à durcir et à gonfler, et souvent s’y ajoutent une suffocation et une rétention d’urine. En outre, la fièvre survient et s’accompagne d’autres symptômes graves et dangereux. Un fœtus mort provoque des symptômes identiques, mais bien plus graves. À cette calamité, d’autres maux viennent assez souvent s’ajouter, pour la mère : anorexie, soif, frissons, douleurs, grincements de dents, haleine fétide, froid intense au niveau du ventre, fièvre, délire et convulsions mortelles. À moins de retirer rapidement le fœtus qui est mort à l’intérieur, ce froid intense provoque pour l’utérus un tel dommage qu’il ne peut retrouver que difficilement, ensuite, son ancien état.
[13] Rien de tel ne s’est produit pour la parturiente dont il est ici question : une fois délivrée des douleurs de son bref enfantement, elle recouvra la santé. L’économie de l’utérus lui-même ne fut en rien lésée. Après quelques mois, selon l’ordre de la nature, l’écoulement menstruel reprend et revient à dates fixes et régulières. En général, ce que peut une nature robuste et bien tempérée est souvent admirable : si un organisme vigoureux et fort, comme Galien l’affirme justement, méprise et peut endurer toute atteinte, tout peut, en revanche, léser un organisme faible. Ainsi, pour éviter que le fœtus mort, en restant trop longtemps dans l’utérus, ne lèse les organes principaux, la nature, qui arrive mieux d’ordinaire à expulser ce qui lui nuit qu’à attirer ce qui lui est bénéfique, a donc rapidement provoqué sa sortie. Après avoir érodé la partie de l’utérus qui touche à l’aine, elle a poussé le fœtus mort d’ans l’espace vide situé entre le péritoine et les intestins, au-dessous de l’abdomen. Ainsi, quoiqu’ignare et ignorante, la nature a su choisir un endroit convenable où se débarrasser du fardeau du cadavre défunt. Hippocrate a raison d’affirmer que la nature trouve d’elle-même les issues, la nature se trace d’elle-même une voie ; et si la nature est vigoureuse, elle parvient à faire passer une matière, même dense, à travers une issue étroite, même à travers des os.
[14] De plus, qu’un fœtus ait pu être expulsé par la partie inférieure du corps, proche de l’orifice de l’utérus, je l’ai personnellement constaté chez l’épouse du libraire bordelais Guillaume Delamotte. Elle était restée trois ou quatre jours en travail (travail qui fut difficile et laborieux) ; sur la fin, ses forces se mirent à diminuer et elle fut prise de sueurs froides. Pourtant l’enfantement n’avançait pas. Je suis appelé à son chevet, aux calendes de septembre de l’année 1595, pour prescrire une potion destinée à provoquer l’enfantement. Je vois que cette femme en mal d’enfant se soulève avec peine ; le sommeil l’accable, son pouls est faible et languissant. Je remarque chez la parturiente que le corps est plutôt mou, d’une couleur blanchâtre. Comme je constate également que l’abdomen est froid, je déclare le fœtus mort et la mère proche du trépas. Pour lui redonner des forces, je prescris donc un cordial et la persuade d’accepter un lavement pour faire sortir le fœtus : la nature, irritée par ce procédé, pourrait ainsi expulser les excréments et, du même coup, le fœtus mort. Mais, que ce fût le cordial ou le lavement, j’administrai tout en vain : la mère mourut dans la nuit qui suivit.
[15] Le père convoque aussitôt un chirurgien pour inciser et extraire de l’utérus le fœtus dont il soupçonnait encore la présence à l’intérieur. Le chirurgien pratiqua l’incision et ouvrit la partie gauche de l’épigastre. Il trouva le fœtus mort entre le péritoine et les intestins : il avait corrodé la partie inférieure gauche de l’utérus et pénétré jusqu’aux aines. Le chirurgien me voulut à ses côtés pour observer ce phénomène. J’admirai là l’épaisseur de l’utérus, qui était de deux doigts au moins, ainsi que la partie corrodée. Ma déduction fut immédiate : c’était cette partie qui avait permis aux deux cadavres de sortir lors de l’enfantement prodigieux dont je parle ici.
[16] Il reste maintenant une question difficile et presque inextricable : comment se fait-il qu’un utérus corrodé n’ait pas entraîné le décès de la mère ? Comment est-il redevenu sain ? Comment a-t-il pu cicatriser ? La première question n’est pas aussi obscure qu’il y paraît. Certes, on ne saurait mépriser les ulcères à l’utérus : l’endroit est alors ouvert aux excréments et à la putréfaction ; par ailleurs, sa substance est faite de muscles. De plus, le danger semble accru dans le cas d’ulcères produits par la corrosion, comme l’étaient ceux provoqués par les fœtus putrescents situés de chaque côté du ventre. Néanmoins, si l’on se fie à l’expérience quotidienne et au consensus unanime des médecins, les ulcères à l’utérus ne sont pas incurables : souvent, en effet, on enlève totalement la matrice sans qu’ensuite la mort ne survienne, il est établi qu’en général, quand on procède à l’ablation complète de la matrice, la mort ne s’ensuit pas forcément, comme en témoigne Paul d’Egine.
[17] De plus, l’utérus peut non seulement subir un prolapsus, mais encore, dans certains cas, être enlevé sans pour autant provoquer la mort, comme Thémison l’a établi dans ses œuvres. Et selon Soranus, les truies, en Gaule, se portent mieux et jouissent d’une meilleure santé après une ablation de l’utérus, observation que tout le monde peut faire au quotidien.
[18] Expliquons désormais la seconde question qui est un peu plus obscure, et reconnaissons l’exactitude parfaite de cet oracle du vieillard, la nature est le médecin des maladies, la nature est le médecin des maladies. Chez l’homme, assurément, la nature agit toujours en premier et de l’intérieur comme médecin des maladies. La nature est le premier de tous les arts et la plus puissante des médecines, comme l’affirme justement Galien. Par des mouvements secrets et cachés, la nature peut mener à bien des actions à première vue impossibles. Ainsi la puissance et la bonté de la nature peuvent vaincre certaines maladies, et, souvent, la nature les chasse sans l’aide du médecin. À l’inverse, le médecin ne peut jamais combattre la moindre maladie sans le secours de la nature, confirmant la véracité de cet adage du plus ancien des médecins : rien n’advient sans la nature.
[19] Dans le cas de notre parturiente, tout est plus clair que le jour : c’est en vérité la nature qui, par ses seules forces, a mené à bien ces actions qui dépassent notre entendement. Elle a fait cicatriser, par des voies cachées et secrètes, les deux plaies dans l’utérus, ce que l’habile industrie d’un médecin n’aurait pas pu obtenir, pas plus que la main experte d’un chirurgien. Ainsi, même en l’imitant, aucun art, ni aucune main, ni aucun homme de l’art ne peut prétendre atteindre l’habileté de la nature, comme Marcus Tullius l’a si élégamment affirmé. Qui pourrait croire en effet que des remèdes tirés du sein de la nature ont su rendre l’utérus non seulement intégralement sain, mais encore apte et capable de concevoir à nouveau, alors que le cadavre du premier fœtus n’avait pas encore été expulsé du ventre de la mère ? Beaucoup de phénomènes paraissent impossibles avant de se produire. En de nombreux cas, la force de la nature dépasse tout ce qu’on croit ; dans ces œuvres occultes, ce n’est donc pas sa raison qu’il faut toujours rechercher avec une excessive subtilité, mais c’est son effet qu’il faut considérer avec admiration. Enfin il faut avouer que, chaque jour, beaucoup de phénomènes se produisent dans notre corps sans que nous en puissions comprendre la force et la nature. Seul le créateur de la nature connaît à la perfection ses œuvres : libre et indépendant de toutes les causes naturelles, il la dirige et lui fait accomplir des actions qui excèdent l’intelligence de l’esprit humain.
[20] Pour ma part, parce que je suis bien conscient de ma faiblesse et n’oublie pas la pauvreté de mon talent, je refuse d’examiner plus avant ces mystères, par crainte de montrer trop de curiosité à explorer les arcanes de la nature. Mais je refuse tout autant de priver la postérité de ce spectacle rare et admirable, par crainte de voir diparaître avec moi ce que j’ai pu voir et apprendre. Je suis, par caractère, bien incapable de dissimuler un savoir qui pourrait être utile à la vie des hommes : c’est pour cette raison que j’ai fidèlement décrit ce récit de cas et que je l’ai confirmé par de fidèles témoignages, afin qu’il puisse trouver foi auprès des générations à venir.
FIN