Philosophie et jeu de paume
Alain Legros
Alain Legros
« Je soutiens, je ne bouge » : c’est ainsi que dans le plus long chapitre de ses Essais, Montaigne, en 1580, traduit le vocable grec Épékhô. Ce verbe à la première personne est, dit-il, le « refrein » principal des sceptiques de tradition pyrrhonienne qui, en toute occasion, s’empêchent de juger sans pour autant renoncer à l’action, une action inspirée non d’un raisonnement, mais d’un ressenti personnel accordé à la tradition culturelle. Que Montaigne en ait fait pour lui-même une sorte de maxime au cours des années 1570, deux vestiges matériels l’attestent : il l’avait fait peindre sur une poutre de sa « librairie » et graver en majuscules sur des jetons de bronze à son nom et à ses armes en précisant l’année de création (« 1576 ») suivie de son âge (« 43 » ans). Composé du préverbe épi– (« sur »), et du verbe ékhô, (« je porte, je tiens, j’ai »), le mot grec est associé à une image d’équilibre : sur l’unique jeton conservé, celle d’une balance d’orfèvre aux plateaux symétriques, et chez Homère, bien avant que le verbe eut acquis un sens philosophique (« je suspens mon jugement »), celle d’un homme qui, juché sur un escabeau, vérifie prudemment la stabilité de son installation : épékhein thrènui podas (« maintenir fermement les pieds sur l’escabeau »). « Je soutiens », c’est d’abord, en un sens très physique, l’équivalent de « je tiens bon », « je m’empêche de bouger », « je retiens bras et jambes », « j’attends avec patience mais vigilance », « je reste concentré »… En français contemporain et toujours sans complément, « soutenir », c’est, paraît-il, pour des danseuses, « garder le plus longtemps possible une jambe à la hauteur ou à la demi-hauteur avant de la poser à terre [1] ».
Dans le monde des corps comme dans celui des idées, « soutenir », c’est se retenir de pencher d’un côté ou de l’autre. Sous le texte pyrrhonien semble se dessiner, en filigrane, la silhouette d’un funambule ou d’un équilibriste, ou plutôt, je crois, celle d’un joueur de paume. Lorsque Montaigne exprime sa pensée, le corps n’est jamais bien loin. Surtout si, parmi les lecteurs qu’il espère, se trouvent des familiers d’un exercice dont les jeunes nobles de son temps raffolent, et jusqu’aux rois eux-mêmes. Mieux que d’autres sans doute, ils pouvaient entendre sous ce mot l’opération toute physique par laquelle un joueur qui reçoit le service de son adversaire adopte et maintient une position d’attente qui lui permette de ne frapper la balle, au terme d’une trajectoire incertaine, qu’au lieu et au moment du premier rebond dans le carré de service où il se tient [2].
Que Montaigne puisse entendre le verbe « soutenir » en un sens quasi technique, une comparaison développée invite ailleurs à le penser : « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute. Celui-ci se doit préparer à la recevoir selon le branle [mouvement, direction] qu’elle prend. Comme, entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche [positionne] et s’apprête selon qu’il voit remuer celui qui lui jette le coup et selon la forme du coup [la frappe]. » Deux joueurs seulement dans la partie envisagée : celui qui sert et celui qui reçoit (ou qui écoute). Pour s’en tenir au jeu de paume, celui qui reçoit ne s’immobilise que pour bondir à propos, là où la balle de service, engagée côté « dedans » (à droite du filet quand on sort de la « galerie » pour entrer sur le court) retombera sur le « carreau » de dalles côté « devers » (à gauche du filet), après passage obligatoire sur le « toit » qui couvre la « galerie ») [3]. Ce qui est dit ici par Montaigne de « celui qui soutient » (groupe sujet), et qui par conséquent « se démarche et s’apprête », permet de mieux visualiser l’abstraite formule « je soutiens » [4].
« Se démarcher » implique qu’avant de prendre position le joueur qui reçoit ait reculé d’un pas pour se mettre en position. Commun à la paume et à l’escrime, le substantif « démarche » est maintes fois employé par Henri de Saint-Didier dans son Traité contenant les secrets du premier livre sur l’épée seule (Paris, 1573) [5], dédié au roi Charles IX que le jeu de paume passionnait [6]. Les dernières pages de ce livret offrent en annexe au lecteur un « Traité sur l’exercice, et certains points requis de savoir au jeu de la paume pour tous ceux qui l’aiment, attendu que y est requis même démarche et savoir, mêmes coups que auxdites armes, comme il se verra par ce traité, et l’a fait l’auteur à cause de l’affinité et sympatie qu’ils ont ensemble ». « Démarche », « coup », « maindroit », « re(n)vers » (mais non « estoc », et pour cause) : un même vocabulaire sert en partie aux deux types d’exercice. Ne sont-ils pas « cousins germains » ? S’entraîner à l’un, c’est se préparer pour l’autre, affirme Saint-Didier : « qui sçaura bien jouer à la paume, facilement et tôt [rapidement] saura bien tirer des armes. » Quand on reçoit, dit-il encore, c’est l’« esteuf [7] » [pron. éteuf] qu’il ne faut pas quitter des yeux, et non pas le regard de celui qui sert, car il peut tromper. Il en est de même, poursuit-il, à l’escrime, où il « faut regarder la pointe de l’épée, et non la vue de l’homme ». Ce qu’il dit de la « première démarche » de celui qui « reçoit » à la paume (« il se faut tenir sur le pied gauche pour la première fois, et presque toujours en faisant la pirouette sur lui, cherchant l’éteuf du côté qu’il ira ») vaut aussi pour la « première démarche » de celui qui « défend » à l’épée [8]. Un dessin explicatif indique à ce dernier quelle posture il doit adopter pour commencer et, grâce à des « semelles » ou empreintes numérotées, là où il doit placer ses pieds, d’abord joints, puis disjoints (« il faut qu’il tire le pied droit arrière »).
Ce nom ancien (« desmarche », écrit aussi « démarche » avec accent) apparaît sept fois dans les Essais, presque toujours pour désigner un état, une stabilité. On le trouve en particulier dans la préface « Au lecteur » de 1580 : « [je] me fusse tendu et bandé en ma meilleure démarche ». Se montrer ainsi dès la première page dans une posture étudiée, c’est précisément ce que l’auteur refuse pour son livre, qu’il veut singulier, déréglé, hors-norme, loin des contraignantes leçons d’escrime ou de paume, au point qu’il eût préféré en cette page d’accueil un portrait de lui en cannibale tout nu. La balle du jeu de paume court, pour ainsi dire, à travers les Essais. Par exemple lorsque l’auteur, à l’aide d’une métaphore, affirme sa prédilection pour l’histoire : « les historiens sont ma droite balle », c’est-à-dire celle qu’il peut reprendre à la volée, sur son coup droit ou « maindroit ». Ou encore lorsqu’il se moque ou s’indigne de tous ceux qui, dans l’un et l’autre camp des guerres civiles de son temps, se font les « interprètes et contrôleurs ordinaires des desseins de Dieu, faisant état de trouver les causes de chaque accident [fait] » : « quoique la variété et discordance continuelle des événements les rejette de coin en coin et d’Orient en Occident, ils ne laissent [manquent pas] de suivre pourtant leur éteuf. » L’obstination du partisan fausse ainsi son jugement. Comme le joueur de paume allant et venant sur le court à la poursuite d’une balle toujours en mouvement, il s’affaire à ramener tous les faits, même contraires, dans le champ d’interprétation favorable à sa cause.
Pensons encore à trois phrases où « pelote » et « peloter », au sens de jouer à la paume, mais sans points ni gages, par pur plaisir, sont employées comme métaphores : « Les dieux s’ébattent [se jouent] de nous à la pelote et nous agitent à toutes mains », autrement dit nous baladent d’un côté et de l’autre du cours (la citation latine qui suit dit même qu’ils prennent les humains pour des « pilæ », ie des balles ; « Nous pelotions nos déclinaisons » (déclinaisons grecques apprises en jouant) ; « Voyez l’horrible impudence de quoi [avec laquelle] nous pelotons les raisons divines, et combien irreligieusement nous les avons et rejettées et reprises selon que la fortune [le hasard] nous a changés de place en ces orages publics. » Cette dernière image fait clairement allusion au changement de côté imposé au serveur quand il a dû concéder deux « chasses » à celui qui reçoit. Le mot technique qui, au jeu de paume, désigne des lignes ou limites permettant de localiser les rebonds et de compter les points, n’est pas non plus ignoré de Montaigne, qui dans une autre page de l’« Apologie » ne l’emploie pas seulement pour désigner la poursuite d’un gibier : « On a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude comme au reste, il faut compter et régler ses marches, il faut tailler par art [artificiellement] les limites de sa chasse. »
Sous cet éclairage, la double traduction française d’épékhô par Montaigne pourrait se lire ainsi : « je soutiens », DONC « je ne bouge ». Comme une leçon apprise par un débutant qui se remémore, à la première personne, ce qu’il doit faire, ou plutôt ne pas faire, pour recevoir la balle servie, avec ou sans effet, par son adversaire, ou bien la parole, soit bienveillante soit malveillante, qui lui est adressée. N’oublions pas enfin qu’au temps des guerres de religion, la seconde traduction pouvait avoir aussi, pour les contemporains, un sens moral et politique. Au siècle suivant, autre contexte, mais la paume inspire toujours. Témoin Pascal, grand lecteur de Montaigne, qui à son tour saisit la balle au bond : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » Pensait-il à l’auteur des Essais en écrivant cette « pensée » ?
[1] Antonine Meunier, La Danse classique. École française, Paris, 1931, p. 137.
[2] Une bonne illustration de cette posture se trouve dans les Emblemata de Sambucus, Anvers, Plantin, 1584, p. 133 (ouvrage en ligne sur Gallica) : alors que le joueur qui vient de servir la balle sur un « toit » a encore le bras levé au terme de son mouvement, de l’autre côté de la corde médiane le joueur qui va la recevoir maintient sa position d’attente, la main droite brandissant à mi-corps la raquette, l’autre main sur la hanche gauche, la jambe droite un peu fléchie, le pied droit en arrière et le pied gauche tourné vers l’intérieur du court. Elle est reproduite dans Jeu des Rois, Roi des jeux. Le Jeu de paume en France, catalogue d’exposition (Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 2001, p. 71), dans Cees de Bondt, Royal Tennis in Renaissance Italy (Turnhout, Brepols, 2006, p. 198)… et sur un timbre hongrois (http://www.sportrural31.fr/les-activites/sports-de-raquettes/).
[3] L’espace de jeu étant clos de trois murs en sus de la « galerie » où se trouvent les spectateurs, la balle une fois engagée peut rebondir sur les murs ou sur l’un des trois « toits », ou encore sur des grilles. Les règles en usage à l’époque de Montaigne ont été consignées dans l’Ordonnance du royal et honorable Jeu de la Paume de 1592, texte joint à l’Utilité qui provient du jeu de paume au corps et à l’esprit, traduit du grec de Galien en françois, Paris, 1599 (en ligne sur Gallica). Un schéma explicatif est fourni dans la « Fiche type d’inventaire du patrimoine culturel immatériel de la France » consacrée au « Jeu de courte paume » sur le site du Ministère de la Culture (www.culture.gouv.fr). Voir aussi le site du français de courte paume (https://paumefrance.com/les-regles).
[4] Autre emploi absolu du verbe : « Je soustien tant que je puis, mais je ne sçay en fin, où elle [i.e. la vieillesse] me menera moy-mesme. » (Essais, III, 2, p. 859). Il s’agit bien de « tenir bon »…
[5] Fac-similé numérique en ligne sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes, ou BVH (http://www.bvh.univ-tours.fr).
[6] Il y jouait chaque jour au « tripot » du Louvre. Une estampe de Frans Hogenberg (1535-1590) qui associe en une même image narrativisée la tentative d’assassinat de Coligny du 22 août 1572 et son assassinat du 24 montre à l’arrière-plan le roi Charles IX, le duc de Guise et Tiligny, gendre de l’amiral, sur le court, tandis que dans les rues des massacreurs s’acharnent sur les corps de ceux qui ont été défenestrés (Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie, QE-64-PET FOL ; http://passerelles.bnf.fr/grand/pas_977.htm). Dans Jeu des rois…, op. cit., p. 12, est reproduite une image inversée de cette estampe avec quelques variantes. Le même ouvrage contient, p. 115, un portrait de Charles IX enfant tenant une raquette (dessin de 1552 attribué à Jean Clouet). Un récit d’Emanuel de Meteren (dans L’Histoire des Pays-bas, ou Recueil des guerres, et choses memorables…, La Haye, Hillebrant Jacobz Wou, 1618, IV, f. 81 v°) confirme le fait en fournissant noms et circonstances sur la tentative et sur l’assassinat.
[7] Balle ou boule très dure faite de poils et/ou d’étoffes martelées et ficelées, parfois autour de cailloux, puis entourées de peaux cousues. Montaigne raconte dans son livre comment l’un de ses frères a perdu la vie à 23 ans après avoir reçu un coup d’« esteuf » à la tempe. Son benjamin a par ailleurs été inquiété pour une affaire de duel.
[8] Deux estampes de l’époque (Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie, Réserve OA-39-4 et Réserve OA-17-FOL) montrent qu’escrime et jeu de paume ont partie liée, mais aussi que ces deux pratiques sportives ont valeur de marqueur social. De facture voisine, elles présentent toutes deux un joueur de paume en tenue d’apparat qui tient une raquette de sa main droite, mais qui a gardé son épée au côté, main gauche sur la poignée. L’une, intitulée « Joueur de courte paume » est de 1581, l’autre, « Gentilhomme jouant à la paume », est de 1586. La seconde est reproduite par A. Fenech Kroke « Culture visuelle du jeu sportif dans la première modernité » (https://journals.openedition.org/perspective/9411).