« Meditant à part moy les raisons d’un cas si estrange… »
Récits de cas, récits d’observation et choses mémorables dans le savoir de la Renaissance
Récits de cas, récits d’observation et choses mémorables dans le savoir de la Renaissance
Colloque organisé par Violaine Giacomotto-Charra
Université de Bordeaux, 30/09 – Académie des Sciences, Arts et Belles lettres de Bordeaux, 01/10/2021
Il y a quelques années, les travaux de Gianna Pomata ont attiré l’attention sur l’émergence de « genres épistémiques » inventés ou renouvelés par la Renaissance, comme le genre des Observations, soulignant l’importance des liens entre un geste d’écriture, un geste scientifique d’exploration du réel et ce que l’on peut appeler un geste de pensée. La notion d’Historia, capitale pour la construction de la science de la Renaissance et de l’Âge Classique, est par ailleurs porteuse d’une ambiguïté fondamentale : elle est à la fois, au sens étymologique, enquête, par exemple en histoire naturelle, et dans le sens commun, mise en récit. Comme pour l’observation, le lien entre le geste et la mise en texte peut être questionné, l’enquête se faisant aussi récit de l’enquête, voire récit tout court dans le cas des historiæ médicales. Le rôle du cas dans l’élaboration de la pensée, enfin, a été lui-même l’objet d’investigations stimulantes. En tant qu’événement singulier, soigneusement débusqué ou « tombé » par hasard entre les mains du médecin ou du juriste, il est à la fois intéressant pour sa singularité, voire son caractère exceptionnel, et source de réflexion pour penser l’universel.
En s’intéressant au récit de cas mais aussi à ses parents tout proches, comme le récit d’observation, cette journée d’étude voudrait proposer une réflexion au croisement de ces différents sujets, en confrontant les questions posées par l’émergence ou l’évolution de ce genre scientifique et intellectuel, sa définition, ses limites parfois incertaines, ses spécificités rhétoriques et poétiques …, et une réflexion sur son rôle, en particulier sur la méthode qui consiste à penser à partir du singulier ou par le singulier, ou à recourir au singulier dans un protocole (médical, scientifique, juridique…). Le récit de cas entretient en effet d’une part un lien très étroit avec le geste scientifique de l’observation (observation d’un phénomène, d’une chose, d’un patient ou de soi-même) et le genre épistémique connexe des observations, sans pour autant recouper complètement ce dernier, et avec le geste littéraire de la narration. Il est significatif que les recueils de cas médicaux puissent être publiés sous le titre d’Observationes aussi bien que d’Historiæ, termes qui ne sont pas synonymes et peuvent renvoyer à autre chose qu’un récit de cas. On pourra donc interroger ici par exemple les critères de reconnaissance et les limites des différents types de récits mis au service du savoir, leurs points communs comme leurs variations en fonction de la discipline qui les accueille et les utilise, les ressorts littéraires mis en œuvre, ainsi que la notion même de genre ou sous-genre épistémique (la notion elle-même est-elle pertinente ?)
Par ailleurs, si la notion de cas est clairement liée à la notion d’observation en médecine, elle ne se pose pas dans les mêmes termes intellectuels à un juriste ; en astronomie, en histoire naturelle …, on peut observer des phénomènes singuliers et en faire le récit sans pour autant les qualifier de cas. Comment rapporter le cas ou le phénomène singulier ? Comment fonder un raisonnement sur le cas et quel type de raisonnement fonder ? Peut-on conclure quelque chose d’un cas ? Quelle valeur prend le singulier ? On pourra également se pencher sur le rôle du récit dans un processus descriptif, cognitif, dialectique, argumentatif… qui l’englobe et le dépasse tout en s’appuyant sur lui et donc s’interroger sur le rôle de la narration dans un système d’exposition ou de pensée qui possède ses ressorts propres. Le cas, en effet, semble avoir aussi un lien avec un raisonnement individuel et un processus de démarcation ou de singularisation par rapport au discours d’autorité : « meditant à part moy les raisons d’un cas si estrange… », écrit ainsi Joseph Du Chesne, après le récit rapporté « selon [s]on petit jugement » d’une « histoire notable d’une fille de Confolan », en Limousin, qui survit sans se nourrir.
Enfin se pose le problème des zones de troubles que peut produire la mise en récit du singulier, tant sur le plan du statut accordé à ce dernier que des liaisons dangereuses qui peuvent alors se nouer avec la fiction. On connaît la vogue des Histoires prodigieuses ou tragiques dans la deuxième moitié du XVIe siècle, l’histoire prodigieuse n’étant souvent pas sans lien avec des faits médicaux, et l’histoire tragique avec des faits criminels. Or les titres mêmes indiquent la porosité des genres, qu’il s’agisse par exemple du De partu prodigioso d’Etienne Maniald[, ou, encore plus nettement, des Arrest memorable du parlement de Tolose : contenant, une histoire prodigieuse, de nostre temps de Jean de Coras, sans compter les nombreuses manchettes signalant des « histoires memorables », « notables » ou « merveilleuses » qui hantent les marges des traités de médecine et de chirurgie, histoires qui deviennent parfois « plaisantes », par exemple chez Du Laurens. On pourra ainsi examiner également les phénomènes d’hybridations et les zones troubles du récit, les passages d’un genre à un autre, les interpénétrations de la narration savante et de l’histoire prodigieuse, tragique ou horrifique, la place du plaisir de l’histoire narrée dans le texte savant, mais aussi les tentations induites par la fiction : un cas peut être façonné et la fiction venir paradoxalement au service de la véridicité apparente du témoignage.
Les questions qui se posent sont donc multiples et ce bref survol ne les aura pas épuisées ; elles ouvrent des pistes différentes, qui peuvent s’entremêler : nature et définition de ce que l’on met en récit, modalités de cette mise en récit et ses enjeux, frontières et ambiguïtés du genre, traitement textuel du singulier… La notion de cas est cruciale pour les médecins comme pour les juristes, sans être identique dans les deux disciplines : que peuvent nous apprendre le traitement, le rôle et la mise en récit comparés de cas venus de disciplines différentes ? Peut-on construire des ponts entre récit de cas et description de singularités ? Le récit de voyage est-il une suite de récit de cas ? Le récit de cas ou d’observation a-t-il une fonction d’abord argumentative ? scientifique ? testimoniale ? pédagogique ? édifiante et morale dans certains cas ? Comment s’articulent les liens théoriques mais aussi concrets entre les notions de cas, observation, singularité ? Le monstrueux ou le prodigieux sont-ils des cas scientifiques ? Autant de questions à se poser.
Les journées sont accessibles librement et gratuitement, sous réserve de détention d’un passe sanitaire.
Jeudi 30 septembre, 14h-18h
Université de Bordeaux, Batiment B2, salle des séminaires (rez-de-chaussée) (Tram B, arrêt Doyen Brus)
Le récit de cas aux frontières des genres et des disciplines
Présidence : Anne Bouscharain
– Dominique Brancher (Université de Bâle): « ‘Fingere casum’. De l’invention du cas à la croisée des genres »
En 1577, le médecin François Valleriole posait la question de savoir si les médecins devaient emprunter leurs exemples pédagogiques de cas à l’expérience réelle ou à l’imagination (« utrum medicus exempla ex se fingat an extrinsecus petat »). De fait, au milieu de la multiplicité des témoignages réels, certains médecins comme Laurent Joubert insèrent des récits inventés, prenant la posture et la plume du dramaturge, créant des personnages, mettant en place les circonstances de l’action, plantant un décor et une situation au profit de leur démonstration. Il ne s’agit donc pas d’observations réelles, pratiquées sur des corps singuliers, mais d’observations logiques mises en récit, sous la forme de cas archétypaux, ou de cas spéculatifs, suppléant par l’imagination aux limites de l’observation. Le modèle en serait-il juridique ? Dans les années 1530-1540 étaient apparues des compilations d’Observationes legales ou forenses, envisageant les solutions à des cas hypothétiques, dictées par l ’opinion commune des juristes. Ou le modèle en serait-il fictionnel, Boccace appelant le genre de la nouvelle « caso » ?
On souhaiterait ainsi examiner les échanges féconds entre recueils de nouvelles et récits de cas, en contestant l’idée que le cas fictionnel serait l’apanage de ce qu’on appelle aujourd’hui « littérature » et en défendant l’idée d’une co-construction mutuelle, où la nouvelle ne subit pas l’influence d’idées médicales préexistantes mais pourrait profiter de formes discursives élaborées au creuset des discours médicaux.
– Myriam Marrache-Gouraud (Université de Poitiers): « Les liaisons dangereuses du récit de cas et de la collection »
Il s’agira de montrer combien l’écriture des récits de cas rencontre celle de la collection, en organisant une tension énonciative entre témoignage direct et pratique compilatoire, entre savoir et spectacle. Pour ce faire, nous nous fonderons sur l’étude de textes de Felix Platter, d’Ulisse Aldrovandi et d’Ambroise Paré dans lesquels les médecins développent des récits de cas de monstruosités humaines, qui sont aussi dans d’autres contextes des curiosités collectionnées comme telles. La confrontation des deux univers permettra de s’interroger sur la manière dont le monde de la curiosité informe et déforme celui de la médecine pour l’infléchir, au gré de complicités factuelles, vers la notion de collection et surtout de spectacle, tandis que réciproquement le monde de la médecine s’approprie la matière curieuse pour en faire un point nodal de la rareté et du défi à l’entendement. La question posée sera en somme celle de la place de l’intertexte ou du contexte curieux dans l’écriture du récit de cas à la fin du XVIe siècle.
Discussion et pause
– Géraldine Cazals (Université de Bordeaux): « Du Discours et de l’Arrêt. Théorie et pratique autour de l’arrest « du Loup-garou » (Pierre de Lancre, Jean de Filesac, Bernard Automne) »
Source de droit fondamentale, l’arrêt fait l’objet d’une attention soutenue de la part des juristes, aussi curieux d’en connaître le dispositif que d’en analyser les motifs ou d’en commenter la lettre. Aujourd’hui comme hier, ces pratiques donnent lieu à une littérature extrêmement abondante, aussi intéressante sur le fond que sur la forme bien que parfois extrêmement diversifiée. Un exemple parlant se trouve constitué par le traitement d’une affaire ayant défrayé la chronique dans le ressort du parlement de Bordeaux en 1603, l’affaire dite « du loup-garou ». Connue par le récit qu’en fait Pierre de Lancre, celle-ci se trouve, en effet, non seulement traitée dans un « avis » signé Jean de Filesac mais aussi rapportée par Bernard Automne. L’exploration de ces différentes sources, ainsi que l’analyse de considérations déployées par Pierre de Lancre sur la distinction en établir, en matière de narration, entre l’arrêt et le discours, sera donc ici l’occasion de nous interroger sur les pratiques discursives existant autour du récit de ce cas.
– Isabelle Pantin (Ecole Normale Supérieure de Paris, PLS): « Les débuts du ‘récit de cas’ dans la littérature astronomique »
Même si certaines observations sont relatées par Ptolémée dans l’Almageste, le genre du « récit de cas » ne trouve pas sa place, en principe, dans la littérature astronomique à la Renaissance. Les choses commencent pourtant à évoluer durant cette période, sous l’effet surtout de deux facteurs différents : d’une part l’intégration dans l’astronomie des traités sur les comètes, de l’autre l’introduction croissante de la première personne dans l’écriture des astronomes.
Vendredi 1er octobre, 9h30-13h
Académie des Sciences de Bordeaux, 1 place Bardineau, tram D arrêt Fondaudège-Museum
Récits de cas et médecine
Présidence : Violaine Giacomotto
– Jacqueline Vons (Université François Rabelais): « Le cas exemplaire : un oxymoron dans les traités d’anatomie »
La communication sera centrée sur l’évolution de la notion et de l’emploi de cas dans quelques traités d’anatomie du début des temps modernes. Étymologiquement, casus désigne l’arrivée fortuite d’un événement ; si l’anatomiste rencontre occasionnellement une structure, s’il fait une observation par hasard, doit-il ou non la décrire et la faire entrer dans le schéma du corps humain tel qu’il est connu ? Telle est la question que pose clairement André Vésale dans le De corporis humani fabrica (1543) et à laquelle il répond en excluant la mention du cas particulier lors des dissections publiques. D’autres, tel Duval, s’emparent du cas individuel pour le décrire comme objet d’une curiosité qui n’est pas toujours scientifique. Ce que Nancy Siraisi a appelé « variations anatomiques » est à l’origine de recueils de récits de cas, de centuries d’observations individuelles qui se réclament de la tradition hippocratique et empirique ; ce type de littérature pouvait nourrir une pensée sceptique, remettre en cause une doxa médicale. Or, on constate la reprise rapide et systématique de cas similaires devenant exemplaires (Bonnet), leur nombre étant alors un argument probant, jusqu’à leur transformation en cas d’école, objets d’enseignement et de sujets de thèses, indépendants des observations in situ. Dans cet exercice formel, l’utilisation du cas finit par s’inscrire dans une forme de normalisation d’une écriture, correspondant à la récupération, et peut-être à la dissolution, de l’individu dans un système au XIXe siècle (Le Double).
– Roberto Poma (Université Paris Est Créteil : « Le cas, le récit et la norme dans la mise en discours des pratiques de soin à la fin XVIe siècle
Discussion et pause
– Ariane Bayle (Université Jean Moulin-Lyon 3): « Formes et fonctions de l’écriture de soi dans les récits de cure de Paré (Les Voyages) et Fioravanti ( Tesoro della Vita Humana) ».
Dans la collection de récits de cure qu’ils offrent au lecteur, les chirurgiens Ambroise Paré (L’Apologie et les voyages, 1585) et Leonardo Fioravanti (Tesoro della Vita Humana, Venise, 1570) veulent être reconnus comme de bons thérapeutes mais aussi comme de bons narrateurs. Ils s’agira d’examiner la manière dont chacun organise la série des cures dans un récit de carrière et d’interroger plus particulièrement la part du « personnel » dans le récit professionnel.
– Violaine Giacomotto-Charra : conclusions
Illustrations : Jérôme Bosch, Jugement dernier (crédit : Web Gallery of Arts, tableau conservé à l’Akademie der bildenden Künste, Vienne).