Étienne de La Boétie
« Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres »
Chronique parue dans l’Actualité Nouvelle Aquitaine n°130, automne 2020, p. 16/17
Rien ne semble plus ordinaire ou prévisible que la carrière de ce jeune humaniste disparu à 33 ans dans un siècle où l’espérance de vie ne dépassait pas la quarantaine. Né à Sarlat, en Périgord, à la Toussaint 1530, il meurt le 18 août 1563 à Germignan, paroisse du Taillan, à quelques lieues de Bordeaux, au logis des Lestonnac, le beau-frère et la sœur de son ami Michel de Montaigne. La Boétie et Montaigne exercent, en compagnie d’une cinquantaine de collègues, les fonctions de conseillers du roi au parlement de Bordeaux. Tous font partie d’une élite sociale et intellectuelle issue de la noblesse d’offices et d’une riche bourgeoisie. Tous sont au service d’une monarchie où l’administration ne cesse de gagner du terrain dans les fonctions qui sont les leurs : l’exercice de la justice royale et l’application des lois et ordonnances sur lesquelles ils doivent se prononcer en donnant leur opinion.
FERVENT HELLÉNISTE. Ils sont experts en sciences juridiques apprises dans les meilleures facultés, notamment celle d’Orléans où La Boétie a obtenu sa licence en 1553, juste avant l’achat de sa charge au parlement de Bordeaux, qu’il s’apprête à découvrir. La plupart sont fervents des auteurs antiques, grecs et latins, qu’ils traduisent ou commentent. Au parlement, ils se doivent de faire des rapports en latin, puis ils se sont mis à la langue française pour obéir à l’ordonnance de Villers-Cotterêts, promulguée en 1539. La Boétie, entré au parlement avec une dispense d’âge, est déjà un helléniste réputé qui corrige les fautes de ses collègues dont Montaigne dut faire partie lui qui se plaît à exagérer son faible niveau en grec. En 1570, ayant rassemblé les textes épars de son ami – des poésies en latin et en français et des traductions de Plutarque et Xénophon – il les fera publier à Paris, précédées d’hommages à de grands personnages, notamment le chancelier Michel de L’Hôpital.
THÉÂTRE ET JEU DE PAUME. Pour se délasser de leurs responsabilités de juges, ces magistrats s’adonnent au jeu de paume dont les salles sont parfois situées au rez-de-chaussée de leurs hôtels. La Boétie fait partie des bons joueurs avec des partenaires attitrés pour des parties disputées comme celle qui précède de quelques heures les premiers symptômes du mal qui lui sera fatal et dont le diagnostic reste incertain. En compagnie de leurs proches, ils assistent à des représentations théâtrales dont ils sont, à tour de rôle, acteurs et spectateurs. À Bordeaux, ils résident dans des appartements ou des hôtels (oustaus) proches du palais médiéval de l’Ombrière, froid, humide, mal entretenu, envahi des odeurs de fréchin de la rivière toute proche. C’est là que se tiennent leurs séances dans les diverses chambres du parlement. La Boétie et Montaigne, en début de carrière, sont membres de la chambre des enquêtes chargée de l’instruction des procès. Entre les sessions, durant les «vacances», ils aiment se rendre souvent dans leurs maisons des champs, les Bourdieux, qui leur procurent le ravitaillement familial et les bénéfices d’expéditions de vins vers l’Angleterre et les pays d’Europe du Nord, clients attitrés du port de Bordeaux depuis le XIIe siècle. C’est ainsi que, en 1554, ayant épousé Marguerite de Carle, issue d’une grande famille de parlementaires bordelais, La Boétie profite de séjours dans le château d’Arsac, en Médoc, qu’elle gère au nom de ses deux enfants, en qualité de veuve du chevalier d’Arsac.
FILS D’UNE «BONNE FAMILLE» PÉRIGOURDINE. Grâce à ce mariage, La Boétie s’intègre facilement au sein du parlement. Ses origines plaident pour lui. Côté maternel, il descend de la famille périgourdine des Calvimont qui, en trois générations, a accompli un beau parcours lui permettant de côtoyer l’entourage du roi et d’accomplir des missions diplomatiques au service de François Ier. Côté paternel, il est issu d’une famille bourgeoise qui s’est mise au service des évêques de la ville et a prêté de l’argent à la nombreuse noblesse du Sarladais. Au sortir de l’enfance, le décès de ses parents le place avec ses deux sœurs sous la tutelle de leur oncle, un homme d’Église peu fortuné mais soucieux de l’éducation de son neveu dont il dut pressentir les grandes capacités intellectuelles, quitte à l’envoyer dans un lointain collège parisien.
SOUS LA TUTELLE D’UN ONCLE SUSPICIEUX. Car La Boétie n’a pas fréquenté le fameux collège de Guyenne fondé à Bordeaux en 1533, l’année de naissance de Montaigne, sinon les deux amis se seraient rencontrés bien plus tôt. Pourquoi cette absence ? Sans doute à cause du refus de son oncle et tuteur de le placer dans ce collège suspect d’accueillir des maîtres ou régents «infectés» par la théologie de Calvin qui se diffuse dans les années 1540, lors de la parution en français de L’Institution de la religion chrétienne.
AUX CÔTÉS DE MONTAIGNE. C’est un bouleversement extraordinaire dans les existences de La Boétie, de Montaigne et de leurs collègues, confrontés aux «guerres civiles» que nous appelons guerres de religion. Elles vont durer plus d’un demi-siècle. Les voilà exposés aux tensions et dissensions au sein d’un parlement appelé à condamner au bûcher les «hérétiques», notamment sous le règne d’Henri II, adepte de la répression contre les «mal sentants de la foi». Déjà La Boétie s’est insurgé contre les pratiques d’une monarchie qui assujettit ses «sujets». Déjà il a rédigé un traité de quelques pages intitulé «de la Servitude volontaire», peut-être suscité par la soumission des Bordelais à l’issue de leur révolte contre la gabelle en août 1548. Accablés, ils se sont résignés et ont enduré toutes les offenses pour eux et leur ville. La Boétie ne se contente pas d’exemples de tyrans antiques. Avec audace, il traite de la monarchie, des courtisans et des tyranneaux qui entourent le roi, usurpent son autorité et oppriment leurs semblables, coupables d’avoir abdiqué leur liberté et d’avoir perdu sa mémoire. Tant de persuasion et de talent d’écriture ont incité Montaigne à rencontrer La Boétie. Leur amitié naît immédiatement comme s’ils en pressentaient la brièveté. Et les Essais de Montaigne, commencés en 1572, sont destinés à servir d’écrin à cette démonstration logique, véhémente, poétique, historique.
CIRCULATION DU DISCOURS. Pourtant Montaigne, infidèle à sa parole, n’insère pas le discours de la Servitude volontaire dans les éditions de ses Essais car, entre-temps, à l’issue des massacres de la Saint-Barthélemy d’août 1572, les protestants ont utilisé le manuscrit pour le publier contre la tyrannie des Valois. Plus rien n’arrête le cours de sa diffusion, ni de sa circulation, ni de ses éditions contemporaines en Europe et hors d’Europe où les tyrans sont devenus dictateurs. Après 1588, Montaigne corrige à la plume le chapitre de l’Amitié pour rajeunir son ami de deux ans : il n’avait pas dix-huit ans, mais seulement seize ans quand il a rédigé «par manière d’exercice», une dissertation toute imprégnée d’Antiquité.
ET MAINTENANT DÉCLAMEZ ! Ainsi La Boétie n’aurait pas été inspiré par la révolte de 1548, survenue l’année de ses 18 ans. Et Montaigne, l’ancien magistrat, tient à proclamer l’innocence de son ami, mort disparu en 1563. Faut-il le croire ?
C’est une invitation supplémentaire à lire le discours, à haute voix, comme un plaidoyer ou une déclamation, toujours actuelle.