Elie Vinet et le « meilleur collège de France »
Chronique parue dans l’Actualité Nouvelle Aquitaine n°129, juillet-septembre 2020

Le promeneur qui arpente aujourd’hui les rues du quartier Saint-Éloi de Bordeaux y trouve quelques souvenirs de ce qu’étaient les lieux à l’époque de l’humanisme. La Grosse Cloche et l’église Saint-Éloi, antérieures au XVIe siècle, voyaient déjà passer les « petits grimauds » (dont un dénommé Michel Eyquem, futur Montaigne) qui eurent la chance d’être éduqués au Collègue de Guyenne, fondé en 1533. Celui-ci, « très florissant pour lors, et le meilleur de France », nous dit Montaigne (qui y devint élève en 1539, à six ans, et n’y fut pas très heureux, sauf quand il pratiquait le théâtre) se trouvait entre la rue Saint-James et l’actuelle rue Sainte-Catherine, sa porte s’ouvrant dans l’actuelle rue de Guienne. Tout près de là, au 16 de la rue Saint-James, une magnifique porte sculptée et une plaque commémorative gardent la trace de l’atelier de Simon Millanges, le plus important des imprimeurs-libraires bordelais et premier éditeur des Essais.

Du Collège de Guyenne, il ne reste rien, sauf le linteau de sa porte d’entrée, que l’on peut voir au Musée d’Aquitaine. Il porte une inscription latine qu’Alain Legros traduit ainsi : « Y a-t-il ville plus digne d’héberger les Muses que celle qui a produit Ausone, fils de Phœbus. Aussi, peuple studieux, vénère en Bordeaux ta patronne et donne beaucoup d’Ausones à tes concitoyens ». Cet établissement abrita de nombreux pédagogues de renom, venus de toute l’Europe. André de Gouvea, après avoir enseigné à Paris, s’y arrêta un temps avant de rentrer au Portugal prendre la tête du nouveau Collège des Arts de Coimbra, qu’il modela sur celui de Guyenne. Y ont enseigné le dramaturge écossais George Buchanan, le poète et mathématicien Jacques Peletier, l’érudit et pédagogue Marc-Antoine Muret (commentateur de Ronsard) et bien d’autres (Mathurin Cordier, Roger Balfour, Nicolas de Grouchy…), ainsi qu’un natif de la région : Élie Vinet.
Vinet est né près de Barbezieux, en Charente, en 1509 ; après des études à Poitiers, il commença à enseigner les mathématiques au Collège de Guyenne en 1539. Il suivit un temps Gouvea à Coimbra, en 1547, puis, rentré à Bordeaux en 1550, il reprit son enseignement et devint principal du Collège en 1556, charge qu’il exerça à trois reprises. Il y demeura attaché toute sa vie, et là qu’il mourut, le 11 mai 1587. On peut achever la promenade par l’église Saint-Éloi, dans le cimetière de laquelle il fut enterré. Sa plaque tumulaire est aujourd’hui encastrée dans un mur de l’église ; elle porte une inscription en grec, latin et français, qui dit :

Vinet a entendu les langues et les arts / Vinet a confondu en mourant les bavards.

On sait peu de choses de la vie de Vinet, mais les œuvres que nous conservons permettent de bien saisir le personnage. C’est une figure archétypale de ce que furent les humanistes : non pas des écrivains, au sens moderne du terme, encore moins des philosophes, mais de très grands érudits, capables d’embrasser à peu près toutes les disciplines, formés aux subtilités de la rhétorique et dotés d’une belle plume, fin connaisseurs des lettres antiques mais aussi hommes d’avenir, particulièrement soucieux de rénover la pédagogie. L’œuvre de Vinet est à ce titre exemplaire. Elle se compose de dizaines d’ouvrages mais on peut retenir ici trois grands ensembles, caractéristiques de son activité intellectuelle et éditoriale d’humaniste.

Il fut d’abord, en bon philologue, l’éditeur scientifique et parfois le commentateur de grandes œuvres de l’Antiquité. Il fit ainsi imprimer Sénèque, Sidoine Apollinaire ou Suétone, mais c’est à un autre illustre bordelais qu’il dédia l’essentiel de son travail philologique, celui dont le nom figure sur le linteau du Collège : Ausone. Vinet édita et commenta durant des années les œuvres de ce poète latin du IVe siècle, qui fut aussi en son temps un pédagogue réputé. On lui doit, parmi une œuvre poétique abondante, dont de nombreuses épigrammes, quelques vers qui célèbrent déjà le vin de Bordeaux et une Commémoration des professeurs bordelais (Commemoratio professorum Burdigalensium) qui dresse le portrait élogieux d’un ensemble de prédécesseurs illustres des pédagogues du XVIe siècle. On comprend donc pourquoi c’est le nom d’Ausone qui étendait son aile tutélaire sur le « peuple studieux » du collège, élèves et professeurs. Le lien entre la culture antique et sa renovatio humaniste était ainsi faite.

Vinet, par ailleurs, était un grand pédagogue. Il édita et commenta des traités de mathématiques et le très célèbre Traité de la Sphère du moine anglais et mathématicien Johannes de Sacrobosco, qui servait de manuel d’initiation à l’astronomie dans toutes les universités européennes depuis le XIIIe siècle. On conserve en particulier un traité d’arpentage, L’Arpanterie d’Élie Vinet. Livre de Géometrie, enseignant à mesurer les champs, et plusieurs autres choses, publié chez Millanges en 1577 et dans la préface duquel il insiste sur la nécessité de bien former les arpenteurs, non seulement aux mathématiques, mais aussi aux lettres. Enfin, Vinet était un « antiquaire », l’ancêtre de ce que nous nommerions un archéologue : il a laissé de précieuses descriptions des monuments antiques des villes de Saintes, Angoulême et Bordeaux, et quelques dessins. C’est ainsi grâce à lui que l’on peut connaître le visage qu’avaient alors les Piliers de Tutelle ou le Palais-Gallien.

Violaine Giacomotto-Charra, Centre Montaigne.
Crédit photo : bibliothèque Séléné.

Pour aller plus loin :
Louis Desgraves, Élie Vinet humaniste de Bordeaux (1509-1587) : vie, bibliographie, correspondance, bibliothèque, Genève, Droz, 1977.
Pour le linteau et Montaigne au Collège de Guyenne, voir le projet « Montaigne à l’œuvre » :
https://montaigne.univ-tours.fr/inscription-college-guyenne/

De nombreuses œuvres d’Élie Vinet, en édition d’époque, dont ses diverses Antiquités (comme L’Antiquité de Bordeaux et de Bourg présentée au Roy Charles neuvième, le treizième jour du mois d’avril l’an mille cinq cent soixante et cinq, à Bordeaux) sont numérisées en édition d’époque et consultables sur internet, en particulier sur la bibliothèque Séléné de la Bibliothèque Municipale de Bordeaux, qui a numérisé toutes les œuvres publiées chez Simon Millanges.