Montaigne et sa maison « juchée sur un tertre »
Chronique parue dans l’Actualité Nouvelle Aquitaine n°128, mars-juin 2020

« Ma maison est juchée sur un tertre, comme dit son nom » : cette phrase de la main de Montaigne (Essais, III, 3), nous rappelle le lien essentiel qui unit le patronyme de l’écrivain à sa terre et à la topographie. Montaigne n’est pas le nom de sa famille – il se nomme Michel Eyquem – mais celui de la seigneurie acquise par son arrière-grand-père et dont il hérita à la mort de son père Pierre, en 1568. C’est à cette date, bien avant son entrée en écriture, que Michel Eyquem devient Michel Eyquem de Montaigne et aime ensuite à n’être plus que Michel de Montaigne.
De la maison forte d’origine, il ne reste aujourd’hui que les remparts et la fameuse tour, dressée à un angle, presque au-dessus de la porte d’entrée, et d’où l’on peut voir, comme le souligne Montaigne lui-même, aussi bien la cour intérieure de la maison que le paysage environnant. Montaigne associe sa vue plus lointaine sur le domaine et celle, toute proche, sur les livres qu’il y feuillète : « Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où tout d’une main je commande à mon ménage. Je suis sur l’entrée et vois sous moi mon jardin, ma basse-cour, ma cour, et dans la plupart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues ; tantôt je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici » (III, 3).

Le site du château actuel (bien postérieur à la maison familiale des Montaigne), domine de sa hauteur les contreforts du Périgord, le beau et sauvage pays de Gurson. Cette terre, le visiteur qui viendra à la Tour en ayant lu les Essais, la connaît déjà ; elle affleure partout : « ma maison », « ma rivière de Dordogne », « en mon climat de Gascogne », « Quand les vignes gèlent en mon village ». Montaigne est sans doute plus chez lui à Montaigne qu’à Bordeaux, où il réside aussi par intermittence, et ce lien avec la terre qui lui a donné son nom fonde aussi le lien avec l’écriture : « Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos d’écrire chez moi, en pays sauvage, […] où je ne hante communément homme qui entende le latin de son patenôtre, et de français un peu moins. Je l’eusse fait meilleur ailleurs, mais l’ouvrage eût été moins mien; et sa fin principale et perfection, c’est d’être exactement mien » (III, 5). La retraite à Montaigne n’est ni un renoncement au monde, ni un repos : c’est un retrait par épisodes, dans un lieu où Montaigne est à la fois seigneur (il administre son domaine) et où le livre qu’il écrit peut-être « exactement [s]ien », mais dont il part aussi souvent.

La question de la langue n’est pas étrangère à ce choix et témoigne d’un curieux échange entre le seigneur et le village : son père, on le sait, veilla à l’éduquer en latin pour lui assurer une parfaite maîtrise de cette langue indispensable à tout bon humaniste, mais alors le latin venu du domaine ruissela jusqu’au village : « Somme, nous nous latinisâmes tant qu’il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encore, et ont pris pied par l’usage plusieurs appellations Latines d’artisans et d’outil » (I, 26). Par ailleurs, Montaigne proclame « Je suis Gascon », et le gascon, même s’il écrit en français, est une langue chère à son cœur : « Il y a bien au-dessus de nous, vers les montagnes, un Gascon, que je trouve singulièrement beau, sec, bref, signifiant, et à la vérité un langage mâle et militaire plus qu’autre que j’entende » (II, 17).

Dans la tour elle-même, enfin, au dernier étage, auquel on accède par un étroit et bel escalier de pierre, se trouve la fameuse « librairie », « qui est des belles entre les librairies de village, […] assise à un coin de [sa]a maison » (II, 6). Le visiteur pourra mettre ses pas dans ceux de Montaigne, et ses yeux dans ses yeux, en quelque sorte : par les fenêtres qui percent la pièce ronde tout autour s’offre une vue qui n’a pas dû trop varier depuis l’écriture des Essais, et s’il ne verra plus les livres, disparus ou dispersés, il pourra lire, peintes (et non gravées) sur les poutres, les sentences que Montaigne y fit inscrire. « Je passe là et la plupart des jours de ma vie, et la plupart des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuit » (III, 3), dit encore Montaigne. Les sentences qui ornent le plafond parlent encore de Montaigne au visiteur, elles évoquent ses lectures, les éléments variés de la sagesse antique ou biblique qu’il avait fait siens, le temps qui passe, aussi, puisque certaines furent recouvertes par d’autres. Sentences paradoxalement toujours présentes longtemps après la mort de celui qui les avait choisies pour dire la vanité de toutes choses.

Violaine Giacomotto-Charra, Centre Montaigne.

Pour aller plus loin :

Articles « Poutres » et « Tour de Montaigne » dans le Dictionnaire Montaigne, sous la direction de Philippe Desan, Paris, Classiques Garnier, 2018.
Alain Legros, Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2000.
Anne-Marie Cocula et Alain Legros, Montaigne aux champs, Bordeaux, Sud-Ouest, 2011.