Appel à communication
La fortune des « irregolari » italiens dans l’Europe de la Renaissance :
circulation des formes et acclimatations de la figure du polygraphe
La fortune des « irregolari » italiens dans l’Europe de la Renaissance :
circulation des formes et acclimatations de la figure du polygraphe
Les propositions de communications devront être envoyées aux adresses suivantes avant le 1er septembre 2019 :
anne-Laure.Metzger@u-bordeaux-montaigne.fr
alice.vintenon@u-bordeaux-montaigne.fr
Comité scientifique :
Jean BALSAMO, Université de Reims Champagne-Ardennes
Nicolas CORREARD, Université de Nantes
Violaine GIACOMOTTO-CHARRA, Université Bordeaux Montaigne
Anne-Laure METZGER-RAMBACH, Université Bordeaux Montaigne
Alice VINTENON, Université Bordeaux Montaigne
La critique a attribué les étiquettes de « poligrafi » et d’ « irregolari » principalement à trois auteurs italiens, Ortensio Lando, Nicolò Franco et Anton Francesco Doni, tous trois nés autour de 1515. Relativement floue, elle constitue, comme l’affirme Paul F. Grendler dans Critics of the Italian World (1530-1560). Anton Francesco Doni, Nicolò Franco & Ortensio Lando (Madison, University of Wisconsin Press, 1969, p. 65), « une désignation générale des auteurs qui ont écrit de la littérature vernaculaire, en lien étroit avec les presses vénitiennes (« a general designation for authors who wrote vernacular literature in close association with the Venetian presses »). A ce titre, elle peut être appliquée à d’autres auteurs que Doni, Franco et Lando, notamment L’Arétin, Lodovico Domenichi, Lodovico Dolce, Francesco Sansovino…
Par ses connotations négatives, l’appellation de « poligrafi » témoigne de l’embarras de la critique vis-à-vis d’œuvres prolixes et protéiformes, qui manient des registres et des formes littéraires très divers. De fait, les « poligrafi » ignorent généralement les grands genres (à l’exception peut-être de Franco, auteur d’une épopée) pour en imaginer de nouveaux ou créer des objets textuels hybrides, qui empruntent à plusieurs formes et traditions littéraires. Ce goût de l’expérimentation formelle leur vaut aussi l’étiquette d’ « irregolari », et justifie des rapprochements avec la catégorie esthétique de maniérisme.
Mais l’étiquette de « poligrafi » reflète aussi une certaine condescendance vis-à-vis du contenu philosophique et moral d’une œuvre que les auteurs-mêmes ont tendance à présenter comme un bavardage superficiel. Pourtant, l’autodérision des poligrafi (qui s’apparente souvent à une stratégie d’autopromotion paradoxale) ne suffit pas à gommer la virulence satirique et, dans certains cas, la profondeur d’une œuvre dont les audaces politiques, philosophiques et religieuses ont souvent été soulignées, notamment dans le cas de Lando, chrétien hétérodoxe, fortement marqué par Erasme, et peut-être tenté par la Réforme.
Ce colloque entend interroger l’appellation de poligrafi, tout en mettant en lumière l’originalité esthétique et le rayonnement européen d’œuvres très régulièrement rééditées à la Renaissance, voire encore lues au début du XVIIe siècle. Le premier axe portera sur les formes littéraires imaginées par les poligrafi italiens ; le second, sur la réception de leur œuvre en France.
Premier axe : les formes du discours philosophique et moral chez les poligrafi
Les textes des poligrafi sont remarquables par la diversité et l’originalité des formes littéraires employées. Souvent brefs et édités en petit format, ils sont généralement écrits en langue vernaculaire. Plus globalement, le refus du pédantisme et du savoir académique y trouve sa traduction formelle dans le recours à des formes sério-comiques, qui entretiennent chez le lecteur une hésitation sur la profondeur philosophique et morale de l’écriture. Ainsi, les poligrafi se distinguent par leur goût de la mise en forme fictionnelle des idées, et prolongent, à des degrés divers, l’intérêt des humanistes pour les qualités philosophiques de la fiction et pour l’héritage lucianesque. Ainsi, ils revendiquent l’héritage de l’Utopie de Thomas More, dont Lando propose une traduction et à laquelle il emprunte son pseudonyme (Philalethes, citoyen d’Utopie). Des locuteurs impossibles de Franco (qui donne la parole à une lampe dans la Pistola della lucerna de 1538) et Gelli (qui fait dialoguer des animaux dans sa Circé ou donne la parole à l’âme de Justin Tonnelier dans le texte qui le met en scène) aux « mondes » inaccessibles de Doni, les poligrafi exhibent l’invraisemblance fictionnelle. Cette pratique de la fable, qui va contre l’opinion et l’expérience communes, n’est pas sans lien avec le goût du paradoxe qui imprègne leurs textes non-fictionnels, comme les célèbres Paradoxes de Lando (publiés à Lyon en 1543) ou ses Sermoni funebri en hommage à des animaux défunts, qui parodient la rhétorique encomiastique en célébrant des objets habituellement dénigrés (et inversement). Parfois purement ludique, le procédé peut aussi traduire une réelle inquiétude épistémologique, en suggérant qu’aucune idée reçue n’est inattaquable, et que la raison humaine peut trouver des arguments pour défendre les thèses les moins intuitives. Le recours fréquent au genre du dialogue peut, dans une moindre mesure, illustrer l’attrait des poligrafi pour le débat d’idées, qui permet, notamment dans ses formes les plus conflictuelles, d’éviter l’écueil du dogmatisme.
L’exploration de formes qui, telles la fiction et le paradoxe, brouillent les frontières du vrai et du faux, pourra être éclairée à la lumière des écrits théoriques des poligrafi et notamment ceux de Doni qui, dans le Disegno, se range du côté des partisans des ornements grotesques ou, dans son édition commentée des sonnets du Burchiello, se met au service d’une muse « bizarre », tentée par le non-sens.
De fait, l’esthétique du désordre constitue, dans certains textes des poligrafi, une veine poétique à part entière : si Lando donne à ses Forcianae questiones (1535) l’allure de conversations à bâtons rompus, abordant les sujets les plus divers, c’est chez Doni que le « caprice » de l’auteur triomphe, en particulier dans les textes hybrides que sont la Zucca (où se mêlent récits, aphorismes, lettres…) et les Marmi, dans lesquels l’auteur prétend recueillir des conversations entendues depuis les marches d’une cathédrale.
L’exploration de l’originalité esthétique des poligrafi nous semble aller dans le sens de la recherche actuelle sur ces auteurs, dont certains textes ont récemment fait l’objet d’éditions critiques importantes. Citons, entre autres, la correspondance de l’Arétin et la Sferza de Doni, éditées par Paolo Procaccioli, et les Marmi de Doni, dont Carlo Alberto Girotto et Giovanna Rizzarelli ont offert une édition commentée en 2017.
Second axe : la réception européenne des poligrafi italiens
L’influence des poligrafi sur la littérature européenne de la Renaissance n’est plus à prouver. Certains cas ont déjà été bien explorés, comme la réception des Paradossi qui, à en croire la Confutatione de 1545, ont « ont empoisonné toute la France, et même toute l’Europe ». Pour d’autres, leur rôle, au côté de l’exemple de Lucien, dans le développement de la littérature sério-comique reste à explorer.
Les traductions en vernaculaire des poligrafi constituent bien sûr un moyen d’accès privilégié à leur pensée qu’il convient d’examiner. En effet, sortent très tôt des presses des versions françaises, mais aussi anglaises, allemandes, espagnoles ou grecques. Premiers lecteurs de ces textes, les traducteurs témoignent de la manière dont les audaces des poligrafi sont perçues, avant d’établir une image recevable de Franco, Landi, Gelli, Ruscelli ou Sansovino. Le travail d’adaptation des traducteurs met ainsi en lumière quelles libertés ils entendent soustraire au regard d’un lectorat souvent éloigné des textes originaux au plan linguistique et culturel. Les choix d’adaptation peuvent relever de la volonté d’assagir les textes, mais aussi de les acclimater, dans la mesure où la critique formulée s’inscrit inévitablement dans un contexte propre à la péninsule et qui n’est pas toujours transposable ou transparent pour un lecteur étranger, dans la mesure aussi où l’anti-italianisme peut projeter son ombre sur la lecture des textes.
On s’intéressera aussi à la manière dont les traductions favorisent l’élargissement du modèle du polygraphe et son acclimatation dans les différents pays européens. Ainsi, Jean Balsamo a pu montrer la pertinence de cette catégorie pour comprendre la variété de l’œuvre de Belleforest, de Gabriel Chappuys et de Loys Le Roy, lecteurs et, pour les deux premiers, traducteurs des « poligrafi » italiens. Les réseaux éditoriaux qui assurent la publication et la diffusion des textes représentent aussi une indication précieuse de la manière dont fut perçu le caractère marginal des poligrafi, notamment leur recours aux formes mineures comme moyen d’expression privilégié. Enfin, ces auteurs d’expression italienne alimentent la constitution d’une littérature en langue vulgaire, loin de l’autorité du latin. Le passage d’un vernaculaire à l’autre éclaire la corrélation entre des formes dites mineures, le développement d’une pensée contestataire et le recours au vulgaire.
Pour explorer l’originalité formelle des textes des poligrafi et leur fortune européenne, les communications pourront aborder les questionnements suivants :
1. La formation et les modèles littéraires des poligrafi : leurs modèles antiques (Lucien) et humanistes, leurs sources ; leur rapport parfois irrévérencieux aux modèles humanistes (Pétrarque, Dante) et aux grands genres, leur goût de la parodie et du détournement,
2. Leurs réseaux littéraires. A quel(s) auteurs(s) peut-on attribuer l’étiquette de poligrafi ? Faut-il revenir sur la liste de Grendler ?
3. Les formes et les usages de la fiction chez les poligrafi italiens (utopies, paradoxes fictionnels, usages du mythe, prosopopées…)
4. Leur goût des textes hybrides, leur écriture du mélange.
5. Les modalités du comique chez les poligrafi.
6. La qualification de l’écriture des poligrafi : l’étiquette est-elle encore pertinente au vu de l’évolution de la recherche ? peut-on parler de « philosophes » et de « moralistes » alors même que leurs textes ne présentent pas la forme de textes philosophiques classiques ? Ou sont-ils plutôt à ranger du côté de la satire et de la « critique du monde italien » (Grendler) ?
7. Quels textes des poligrafi sont traduits, édités et imités dans l’Europe de la Renaissance ? Quelles transformations connaissent-ils à la faveur de leur circulation européenne ? Quels jugements le public porte-t-il sur eux ?
Le colloque aura lieu les 26, 27 et 28 mai 2020 à l’Université Bordeaux Montaigne. Il est organisé dans le cadre de l’équipe de projet « Hybridations Savantes » (Centre Montaigne, EA 4195 TELEM), projet réalisé avec le soutien financier de l’Université Bordeaux Montaigne.