Notes pour « Construire, accumuler et diffuser les savoirs à l’époque moderne »
Violaine Giacomotto-Charra
(Centre Montaigne, EA 4195 – TELEM, Université Bordeaux Montaigne).

Il s’agissait, au cours de cette journée organisée le 7 mars 2019, de s’intéresser non pas tant au contenu des savoirs eux-mêmes, de faire de l’histoire des sciences au sens traditionnel du terme, (de l’histoire des théories), que de s’intéresser à tous les aspects de leur mise en forme, et plus précisément à la manière dont la mise en forme interfère avec le savoir lui-même et participe de sa construction mais aussi de sa diffusion, en partant du prince que l’on construit d’une certaine manière pour diffuser d’une certaine manière.
Nous nous sommes fondés sur le postulat que la pensée ou la théorie ne sont pas séparés du langage, et que la formulation d’une connaissance n’est pas une mise en forme seconde mais participe de cette connaissance même. Je citerais ici un mot d’un ouvrage récent, celui d’Isabelle Pantin et de Gérald Péoux sur cette question précise de la mise en forme des savoirs : « le savoir n’est pas un produit que l’on verse dans des pots pour le conserver et le faire circuler ». Pour reprendre cette image très claire, c’est donc le pot, ou plutôt les pots et leurs différentes formes possibles qui nous intéressent, en sachant que ce pot n’en est pas un, précisément (ce pot n’est pas un pot!), et que ce qui semble être l’enveloppe et / ou le véhicule du savoir fait partie du savoir lui-même et peut se modifier selon les intentions exactes de l’auteur, les publics et les sphères culturelles visés, et les époques. Le savoir géographique, par exemple, peut prendre aussi bien la forme d’un traité cosmographique qui commence par regarder la terre vue du ciel, d’un récit de voyage (avec ou sans image), d’une mise en dialogue (qui lui-même peut se dérouler entre un maître et un élève, entre des amis, entre des tenants d’opinions différentes….), d’une fiction (qui elle-même peut être réaliste, fantastique, utopique, parodique…), d’un poème, d’une carte (dont la disposition peut varier) ou d’un recueil de cartes (dans quel ordre? avec ou sans texte d’accompagnement?) et d’un cabinet exposant des objets, ou des images, ou des cartes ou même des livres de géographie…

Par rapport à cet ensemble de questions, il nous a semblé particulièrement important de commencer notre investigation à la Renaissance, pour au moins trois raisons :

1. d’abord parce que la frontière entre science ou savoirs et littérature n’est pas la même qu’aujourd’hui ; c’est un lieu commun mais il reste capital : les mots même de science et de littérature n’ont pas le même sens, et l’activité du savant comme de ce que nous nommons un écrivain ne sont pas définis dans les mêmes termes. Le savant est d’abord un homme de lettres, des lettres qui doivent être à la fois « bonnes », c’est-à-dire nourrissantes pour l’esprit, et « belles », plaisantes. Or :
– le problème du tracé ou du non tracé de cette frontière est toujours évoqué, rarement précisé. S’il semble apparemment simple de distinguer des livres à « contenu » littéraire (un recueil de poèmes) ou à « contenu scientifique » (un ouvrage de botanique, un traité de médecine), en se fondant sur une approche disciplinaire ou thématique, on s’aperçoit d’une part que cette classification apparemment simple bute sur l’existence de genres hybrides (le dialogue philosophique, la poésie philosophique, la poésie médicale : rappelons-nous que Girolamo Fracastoro publie son traité sur cette maladie nouvelle qu’est la syphilis sous forme de grand poème épique), et son s’aperçoit d’autre part qu’on peut facilement subvertir ces classifications si précisément on se fonde sur la forme ou sur le genre et non sur le contenu : est-ce qu’un recueil d’histoires brèves fictives, un recueil d’histoires dites merveilleuses (ce qui est un genre en soi à la Renaissance) et un recueil de récits de cas juridiques ou médicaux n’appartiennent pas fondamentalement à une même famille, unie par le recours à la narration brève? Est-ce que des livres intitulés théâtre d’anatomie, théâtre du monde, théâtre d’instruments, théâtre d’insectes ne revendiquent pas d’eux-mêmes une parenté formelle alors que l’un expose des corps humains ou animaux et l’autre des histoires morales?
– par ailleurs, la période moderne est le moment où ces notions de littérature et de science commencent à se distinguer tout en continuant à pouvoir se mêler, mais sous d’autres formes. Il était donc intéressant pour nous de travailler sur la durée.

2. Parce qu’on a longtemps opposé le Moyen Age et la Renaissance ou ensuite la Renaissance et l’Age Classique en se fondant sur l’idée d’une rupture dans les savoirs eux-mêmes. Or il apparaît que ce qui change, en particulier entre le Moyen Age et la Renaissance, ce n’est pas d’abord tant la nature que la mise en forme du savoir : la Renaissance, d’abord, invente le livre imprimé. Cela peut sembler un truisme de le rappeler, mais après des travaux qui ont montré combien l’invention de l’imprimerie a transformé les pratiques de lecture et de diffusion des textes, d’autres (je pense par exemple à ceux de Laurent Pinon sur les livres de zoologie) ont pour leur part révélé à quel point l’apparition de l’imprimé avait à la fois provoqué une confrontation nouvelle des textes entre eux et avec le réel, et créé les conditions de possibilités d’une nouvelle mise en forme des savoirs qui ont non seulement contribué, mais peut-être même conduit aux mutations scientifiques proprement dites. Sans compter qu’avec le livre imprimé, on invente également l’image reproductible, qui joue alors rapidement un rôle considérable tant dans la mise en forme du savoir que dans sa diffusion. Le travail de modélisation du « pot » précéderait et déterminerait en quelque sorte son contenu, et en tout cas le rend lisible et visible… Par ailleurs, à la Renaissance [par rapport au MA], ce sont précisément les types de supports et les voies de transmission qui se multiplient » : textes universitaires, éditions pour un public cultivé plus ou moins ciblé, compilations, traités instrumentaux, poèmes philosophiques, encyclopédies, manuels, mais aussi manières nouvelles de collectionner et de mettre en scène ces collections.

3. Et, c’est le troisième point qui explique le choix de la Renaissance comme terminus a quo : la Renaissance invente des lieux de savoir qui entretiennent tous des liens étroits avec des livres : jardin botanique, théâtre d’anatomie, observatoire astronomique, cabinet de curiosité…

Or :
– la jardin botanique de Padoue, par exemple, a été créé en 1545 à la demande des étudiants en médecine, mais a permis immédiatement de produire les planches illustrées utilisées pour accompagner les éditions du la Matière médicale de Dioscorides. « Invention », production, mise en forme et diffusion du savoir sont des paramètres alors absolument indémêlables.
– les théâtre d’anatomie nécessaires à la dissection sont d’abord, dès la toute fin du XVe siècle, décrit dans les traités d’anatomies (chez Estienne, par exemple, au XVIe) , et imaginés dans les livres avant de devenir, en un mouvement inverse, le lieu qui sert de point de départ à la construction du livre d’anatomie (la première description connue d’un théâtre anatomique figure dans un ouvrage d’Alessandro Benedetti, au premier chapitre de son Historia corporis humani sive Anatomice, traité publié en 1502. Elle y accompagne la première liste d’indications sur la manière de disposer une structure de ce type, et elles renvoient toutes les deux à une installation en bois démontable que l’auteur fit effectivement ériger, vraisemblablement à Venise). Ce lien entre lieux et livres ouvre plusieurs pistes, car parallèlement apparaissent des livres qui s’intitulent curiosités, théâtre, jardin : quel est leur rapport avec les lieux de savoirs? Références littérales (comme le Jardin de santé illustré par un jardin qui se présente lui-même comme liste de simples?), métonymiques, ou métaphoriques? Leur titre prennent-ils sens par rapport aux lieux auxquels ils sont liés, ou par rapport à la diffusion et à un pacte de lecture qui est de construire une sorte de « lieu » pour le lecteur, de dispositif où voir le savoir, même un savoir invisible?
On assiste également à la publication de catalogues qui recensent et mettent en scène d’une nouvelle manière les objets contenus dans les cabinets de curiosités, à l’apparition d’illustrations qui se donnent comme des fictions du réel mais relèvent en fait de la science-fiction : sur une planche d’anatomie, il y a des choses en moins (il n’y a pas la matière, l’odeur, les fluides…) et des choses en plus : on voit mieux que lors d’une vraie dissection, et on voit des choses qui n’existent pas, comme un écorché en mouvement… Quel est l’intérêt réel de telles représentations? Relèvent-elles vraiment de l’enseignement? Dans quoi engagent-elles le lecteur, du point de vue du savoir, mais aussi de l’art, de la métaphysique, de la fiction? D’où la querelle autour de la représentation : par exemple pour la représentation des plantes, entre Fuchs qui représente la plante avec ses accidents, dans divers états (avec à la fois les bourgeons, les fleurs, les fruits) et Otto Brunfels, qui les représente comme il les voit à un instant T : deux visions de la nature et plus largement de ce qui fait l’identité des choses qui se trouvent ensuite figées dans l’image et offertes au lecteur.
Et bien sûr, se pose aussi la question du « faire voir » : l’idée que l’image « parle » mieux que le texte, parce que repose sur la vue, donc touche directement la mémoire et l’imagination.

Tout un ensemble de questions variées se posent donc sur la façon dont le passage par l’écrit mais aussi par la forme matérielle du livre modélise le savoir, ainsi que sur les influences que peuvent avoir des modèles extérieurs (jardin, cabinets, théâtres…) sur le livre, et inversement.

Dans cette journée et, nous l’espérons, d’autres à venir:
– il s’est agi d’étudier le rôle de la mise en texte (énonciation, style, procédés narratifs et formels…), mais aussi de la mise en livre et de la mise en forme éditoriale, et d’ouvrir des parallèles avec mes mises en scène concrètes. Nous avons voulu réfléchir à la manière dont ces mises en forme diverses, et qui se superposent, modélisent le savoir et engagent fortement la diffusion et la médiation… Elles sont révélatrices des interférences, des imbrications entre intention de l’auteur / identité d’une discipline / choix d’un destinataire.
– il s’est agi aussi de poser à nouveaux frais la question des genres littéraires / dit « épistémiques », notions insatisfaisantes. La notion de « genre épistémique », terme anachronique, a été inventée en particulier par les historiens des sciences pour tenir compte de la part de « littérarité » des écrits scientifiques, mais il reste à définir finalement ce qu’on entend par là, et en particulier la manière dont il faut (ou pas) faire jouer les notions de « genre littéraire » et de « genre épistémique » : de ce point de vue, l’existence de livres très différents pas le fond mais portant le même titre est une question cruciale et susceptible de renouveler la réflexion (ici, par exemple, le genre du trésor).
– Il s’agit donc aussi de se poser la question des problèmes de classification : le dialogue philosophique est-il un genre littéraire ou un genre scientifique? Que faire de la poésie dite scientifique que d’ailleurs personne ne parvient à nommer, même pas ses contemporains (cf. Scipion Dupleix, qui dit lui-même hésiter entre « poésie philosophique ou philosophie poétique »)? et les questions de l’hybridation : rôle de la mise en récit, par exemple et frontière entre narration et fiction? Que signifie, par exemple, « raconter des histoires » dans les livres de médecine : quelle différence entre récit de cas, exemple, anecdote ou historiette?
– et il s’est agi enfin plus généralement de mettre en évidence la nature, le rôle, l’importance… de tous les aspects de ce qu’on peut appeler les phénomènes d’hybridations entre les savoirs et les modèles de mise en forme et / ou de mise en circulation.
À cela enfin, s’est ajouté la volonté d’envisager ces questions dans la durée : comment livres, lieux et savoirs continuent-ils ensuite d’interagir? les modèles apparemment identiques comme le jardin ou le dialogue restent-ils vraiment identiques ou range-t-on sous le même nom des réalités différents?
Autant de questions auxquels nous avons essayé de répondre, essentiellement en posant d’autres questions ou en ouvrant de nouveaux chemins…