HYBRIDATIONS SAVANTES
Projet de recherches 2019 – 2021

La mise en forme des savoirs, comme leur mise en circulation, est un enjeu essentiel de l’humanisme, qui recouvre à la fois la question de la sélection des savoirs, celle de leur mise en forme linguistique et littéraire, ou de leur mise en image, et celle de leur utilisation. On sait en effet que la notion de Renaissance et le travail des premiers humanistes se sont construits contre les modèles médiévaux de sélection et de transmission des savoirs, qu’il s’agisse de réorienter ces derniers dans le sens de savoirs civils et utiles à l’homme pour privilégier une appréhension de la connaissance sub specie hominis (l’un des traits définitoires de la Renaissance selon Eugenio Garin), mais aussi contre leur mise en forme universitaire (la somme, le commentaire par questions, la pratique de la dispute…), leur mise en forme linguistique (le latin scolastique) comme l’emprise supposée qu’ils impliquaient sur les consciences. Dans un deuxième temps cependant, l’humanisme s’est assoupli pour inclure des disciplines que Pétrarque avait exclues, comme certaines branches de la philosophie (on peut penser ici à la philosophie naturelle) et a tempéré ses positions littéraires, la critique ayant ces dernières années nettement réévalué la place de l’aristotélisme et de la scolastique dans la culture de la Renaissance, et mis au jour des procédés de rencontre et d’acculturation entre ce qui avait longtemps été présenté comme des univers non seulement séparés, mais adversaires et étanches : Platon versus Aristote, latin humaniste versus latin scolastique, Académies versus Université, disputatio médiévale versus dialogue humaniste, belles et bonnes lettres versus obscurité des lettres « gothiques », tradition catholique versus Réforme, etc.

Dans l’Europe de la Renaissance, ainsi, en latin ou en vernaculaire(s), le dialogue humaniste, la silve et la poésie philosophique côtoient aussi bien les premiers manuels pédagogiques (une invention de l’aristotélisme renaissant), les compendia universitaires, les recueils, florilèges et autres « marguerites philosophiques » ou encore les avatars renaissants des traditionnels dialogues entre le magister et son discipulus (le petit grimaud…) que les « histoires prodigieuses » et des mises en forme du savoir reposant sur la fiction et la fantaisie, le retournement du paradoxe ou la franche dérision. Le savoir, ainsi, ne voyage pas seul, si l’on ose dire : on le trouve au sein des fictions (que l’on pense à Rabelais), caché sous le voile de la fable de la poésie philosophique, transformé de sérieux en comique ou infusé dans les images emblématiques, tandis qu’à l’inverse les citations poétiques, antiques ou modernes, ornent et illustrent les nouveaux manuels et que l’anecdote a à la fois valeur de preuve et d’historiette divertissante. L’encyclopedia, avatar latinisé de l’enkyklios paideía grecque transmise au monde humaniste par Quintilien, devient définitivement française grâce à Rabelais (c’est dans le Pantagruel que le mot est imprimé pour la première fois en français).

Ces savoirs, par ailleurs, s’hybrident et s’influencent mutuellement, en témoigne la naissance de genres épistémiques nouveaux, comme les Observations, qui peuvent être exploitées par les astronomes, les médecins, les naturalistes ou les juristes, ou de genres éditoriaux : trésors, théâtres, jardins sont autant de lieux de papier qui induisent un certain type de position épistémique comme de mise en forme de la connaissance, quel que soit le type de celui-ci, plutôt qu’ils ne révèlent un ancrage disciplinaire. Le théâtre peut être aussi bien moral, cosmographique, anatomique ou botanique que théâtre des insectes ou théâtre des instruments de musique. Qu’est-ce qui unit alors un « théâtre de cartes » (atlas) et un « théâtre de terre » (une œuvre botanique)?

Les discours ne sont pas étanches les uns aux autres : le naturaliste Pierre Belon conçoit son écriture « curieuse » dans des termes étonnamment similaires à ceux des poètes, et la question de la méthode est au cœur des interrogations des juristes ou des médecins, qui développent aussi leurs usages de la mise en texte et de la rhétorique. La mise en forme du savoir, ainsi, est aussi un objet de théorisation qui a une portée civile et politique : tandis que les juristes élaborent leur propre méthode d’enseignement, qui se distingue du mos italicus, ils contribuent aussi à donner forme à l’encyclopédisme français qui se constitue en particulier à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, car ce sont souvent les juristes, serviteurs du royaume, qui construisent des systèmes de connaissance qui, sous des formes encyclopédiques variées, sont tous des instruments pour tenter de pacifier et d’unifier le pays.

La circulation et la mobilisation des savoirs, enfin, prennent des formes diverses que l’attention portée à l’imprimerie a parfois occultées. Or le savoir circule également sous forme manuscrite (la question des correspondances savantes, ainsi, est essentielle, et on sait aujourd’hui comment le travail d’archivage de sa correspondance a directement précédé l’élaboration de la somme pour Gesner), mais se construit aussi sous des formes matérielles, en particulier dans les collections d’objets ou de naturalia, et dans les cabinets de curiosités, qui donnent ensuite naissance à des catalogues ou nourrissent les ouvrages d’histoire naturelle (Aldrovandi). On pourrait mentionner aussi la place des compilations de textes d’auteurs variés, en tant que matériau brut, réunis sans commentaires ou commentés, ordonnés et classés selon des catégories qui préfigurent les grandes nosographies des siècles suivants.

Traductions et auto-traductions sont également une autre façon de faire circuler le savoir sur des territoires donnés, à une époque où la question de la concurrence latin / vernaculaire est encore une donnée essentielle. Se pose par exemple la question des enjeux et de la pratique de la traduction des textes moraux comme les Nefs (domaine germanique), mais aussi des recueils de sentences comme les Distiques ou Mots dorés de Caton, traduits par Mathurin Cordier (traduction à visée pédagogique qui segmente la phrase latine, en 1533) bilingue avec P. Grognet (1530) ou encore F. Habert (1548).

Dans ce cadre, le projet Hybridités savantes : construction, circulation, mobilisation des savoirs en France à la Renaissance se propose d’étudier la manière dont la France du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle, où la Renaissance est plus tardive qu’en Italie, d’une part hérite de modèles de mise en forme des savoirs ayant déjà mûri dans l’Italie humaniste pour se les approprier ou au contraire s’en détourner ou les détourner, et d’autre part construit ses propres modèles en lien avec l’affirmation de sa langue, de sa spécificité littéraire, de son droit, et en un mot, la quête et l’affirmation de la « Nation France ».

Or, si de nombreuses recherches portent actuellement sur l’encyclopédie et les formes du savoir au XVIIIe siècle, si plusieurs équipes se penchent sur les encyclopédies médiévales du XIIIe siècle, un travail considérable reste à faire sur la période charnière du moyen âge tardif et de la Renaissance. La période 1500-1630 est particulièrement féconde à plusieurs titres, car c’est celle qui voit le passage du manuscrit à l’imprimé et l’apparition progressive de nouvelles pratiques éditoriales et iconographiques, l’invention de nouveaux genres et de nouvelles formes, ou la transformation des anciens. L’originalité du projet est de saisir la question sous l’angle fondamental de la notion d’hybridité, dont il conviendra ainsi de définir plus précisément la nature, les modalités et les limites. Il s’agit donc de ne pas séparer l’étude des différents savoirs (juridique, philosophique, médical, moral…), ou des formes d’écriture (le dialogue, la poésie scientifique, le recueil de cas…), mais d’essayer de faire jouer entre eux à la fois les disciplines, les types de texte, les différents enjeux de la rédaction et de la publication, ainsi que les variations chronologiques. Il s’agira en effet non d’étudier telle ou telle forme de savoir pour elle-même, ou tel ou tel contenu, mais de dégager les lignes de force qui se tissent entre toutes les formes possibles d’écriture pédagogique (qu’elles soient à destination des adultes ou des enfants), mais aussi entre supports manuscrits et supports imprimés, entre formes textuelles et formes matérielles. Les liens ainsi noués ou dénoués entre formes et fonds, et la manière dont ces mises en formes suscitent ou répondent à des stratégies diverses de mobilisation sont également au cœur des interrogations du projet.

Ce dernier envisage ainsi :

– de mener l’étude parallèle de plusieurs genres, types d’œuvres ou textes de savoir encore mal étudiés en France (la réception des écrits des polygraphes italiens, le modèle de la silve, la constitution d’un encyclopédisme français, certains aspects de la poésie savante, le dialogue pédagogique, les conversations et entretiens fictifs …), modèles tous définis par une profonde hybridité constitutionnelle. Il s’agira d’abord d’établir une typologie des différentes formes d’écriture pédagogique, ainsi que la manière dont chacune est utilisée (ou non) au service de telle ou telle discipline, ou dans tel ou tel contexte social, politique, religieux.

– de rapprocher, comparer, confronter… des modèles éditoriaux, textuels et / ou iconographiques, des disciplines, des univers intellectuels souvent examinés séparément, alors qu’ils n’étaient pas cloisonnés à la Renaissance comme ils le sont aujourd’hui, et de mettre en parallèle modèles textuels, modèles graphiques et modèles matériels d’accumulation du savoir (collections et cabinets de curiosités).

– de mesurer les variations dans l’usage des formes, des genres et des modes de pensée dans le temps de la fin de la Renaissance française et au début de l’âge classique. On pourra en particulier s’interroger sur la notion de normalisation ou de modélisation de l’écriture, ce qui permettra de construire éventuellement des études quantitatives et des statistiques permettant de mieux mesurer la prégnance des modèles formels dans les différentes branches du savoir, les points de ressemblance et de divergence.

S’interroger sur la mise en forme et la mise en circulation, cependant, ne suffit pas, et le projet veut aussi se pencher sur la question de la mobilisation de ces savoirs, autre forme d’hybridation qui se produit dans le passage de l’élaboration théorique du savoir à sa mise en œuvre et en pratique : au service de qui les savoirs sont-ils mis ? Par qui et à quelle fin ? Comment se pense le lien entre forme et usage, comment passe-t-on du texte à l’utilisation concrète d’un savoir pour modeler un esprit, comment s’organise en particulier l’éducation, et, dans une période de plus en plus troublée, la mobilisation des esprits, et tout particulièrement ceux des enfants ? Comment et pourquoi différents acteurs de la transmission du savoir œuvrant au sein de réseaux savants ou dans une relation didactique (maître-élève, prédicateur-fidèles, etc.) ont-ils pu s’approprier, transformer, mobiliser des formes, des discours pédagogiques ou des contenus de savoir ? Étudier la construction, la circulation et la mobilisation des savoirs en France à la Renaissance, ce n’est en effet pas seulement analyser la manière dont la France s’approprie des modèles étrangers ou développe ses propres formes, mais aussi examiner la manière dont les savoirs sont utilisés en période trouble et de crise. Les années 1570, qui produisent une forme de crise du savoir, et l’esprit très sombre de la fin du siècle conduisent à abandonner certaines formes, à en inventer d’autres, en même temps que se développe un discours politique et juridique nouveau sur le rôle de l’éducation comme facteur de paix et d’unité.